TRAFIC EN RÉSEAU

Le marché de la drogue s’organise désormais sur les réseaux sociaux.

Àseulement 24 ans, Léa* appartient à un important réseau de trafic de drogues dans les Yvelines. Elle incarne une délinquance 2.0 propulsée par le réseau social Snapchat. Armée de son Smartphone, elle est prête à livrer ses clients. La jeune dealeuse va nous fait vivre son quotidien.

12 heures. Le ventre vide, les yeux cernés, avachie dans son canapé, Léa passe en revue les produits qu’elle s’apprête à livrer. « La coke, c’est bon. Le shit aussi. Il me reste l’ecstasy encore… », murmure-t-elle. Une odeur chimique puissante se mêle aux effluves de cannabis et envahit son appartement. Léa filme la drogue prête à la vente et actualise sa story sur Snapchat. La journée peut enfin commencer.

À quelques kilomètres de là, toujours en région parisienne, Alex*, un consommateur de 22 ans, consulte les offres de son dealer sur la même application. D’une pression de doigt sur son écran, l’étudiant en master 2 de cinéma lance la story du vendeur. La vidéo reste disponible une journée avant de s’effacer définitivement.

« Il te montre tous les types de “shit” et de “beuh” qu’il possède, les statistiques de chaque variété… Par exemple, tu peux en acheter pour te calmer, t’aider à dormir ou t’exciter un peu plus, détaille Alex. Sur Snap, c’est pas du mensonge. Tu sais vraiment ce que tu achètes. »

La transparence est le maître-mot, confirme Léa : « Tout provient des Antilles. Il faut le mettre en avant pour attirer davantage. »

Les dealers redoublent d’inventivité pour fidéliser le client et continuer à générer du profit. « Leurs stories sont travaillées et ils font souvent des promotions. J’ai récemment acheté 5 grammes de cannabis et j’ai reçu un paquet de feuilles à rouler et des cigarettes », raconte Zoé*, une consommatrice de 23 ans, en troisième année aux Beaux-Arts de Paris.

Un constat confirmé par Thomas Néfau, président de l’association Safe. Celle-ci vise à favoriser l’accès aux matériels de consommation à moindre risques. « Le marketing visuel s’est véritablement démocratisé sur les réseaux sociaux. On y retrouve des mises en page travaillées et du contenu publicitaire de qualité. »

Les principales drogues en vente sur Snapchat. Sources : www.drogues-info-service.fr, Observatoire français des drogues et des toxicomanies.

14 heures. Installée dans sa voiture, le téléphone à portée de main, Léa commence sa tournée. La pluie et le vent se déchaînent contre le pare-brise. « Journée pluvieuse, vente heureuse ! » Baskets Balenciaga et sac à main Louis Vuitton, son look branché reste cependant discret. Si on lui demande combien d’argent elle gagne tous les mois, elle reste évasive : « Ça me permet de vivre confortablement. »

En 2020, malgré des recettes mises à mal par la crise sanitaire et les confinements successifs, les consommateurs ont pu continuer à se procurer du cannabis. Cette drogue, particulièrement populaire auprès des jeunes, est le stupéfiant le plus consommé dans le pays. On comptait, en 2019, 1,5 million d’usagers réguliers et 900 000 usagers occasionnels selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Un milliard d’euros serait généré par l’achat du cannabis. Le trafic de stupéfiants est le premier marché criminel en France.

« Snapchat est devenu le Uber Eats du shit »

Nico*, un ancien dealer

Pour compenser les pertes de revenus dues à la crise sanitaire, les vendeurs ont commencé à réorganiser en grande partie leurs activités via Snapchat. « Dès que j’ai appris qu’on pouvait acheter avec Snapchat, je l’ai fait. Depuis, je n’utilise que ça, confie Zoé. Avec le confinement, les quantités ont considérablement baissé, tandis que les prix ont augmenté. En ce moment, j’achète 50 euros de cannabis toutes les deux semaines. »

«  C’était utilisé pour passer des commandes bien avant le confinement. Mais, depuis, c’est comme si c’était devenu quasiment légal, confirme Nico*, 20 ans, un ancien dealer de la région parisienne. Les dealers essayent de banaliser l’application en service de livraison. Snapchat est devenu le Uber Eats du shit. » De par sa simplicité d’utilisation et ses millions de vidéos visionnées chaque jour par un jeune public, Snapchat s’est affirmé, avec le temps, comme le nouveau filon à exploiter par les trafiquants de drogues.

14 h 37. Parmi ses nombreuses tâches, Léa doit veiller aux bons remboursements des crédits. « On appelle ça un chrome. Je le fais quand un client n’a pas assez de liquide pour les grosses quantités. » Après l’envoi d’un Snap, elle redémarre. La voiture s’arrête un peu plus tard devant une maison d’un quartier huppé. Un quadragénaire invite la dealeuse à entrer. Elle le suit tout en restant sur le qui-vive. Dix minutes plus tard, elle regagne sa voiture. « Cinq cents. Le compte est bon », dit-elle en mettant la liasse de billets dans sa poche.

«  Lui, c’est un bon client. Depuis qu’il télétravaille, il me prend 7 grammes de coke toutes les deux semaines. » Le marché des stupéfiants sur les réseaux sociaux ne se limite plus seulement au cannabis. « Aujourd’hui, on trouve de tout sur Snapchat. De la cocaïne, de l’ecstasy, des amphétamines, des champignons hallucinogènes, etc. L’application participe énormément à la démocratisation des drogues dures auprès des jeunes », affirme Zoé.

Les vendeurs multiplient les stories pour attirer les clients.

Créé en 2011, Snapchat est particulièrement populaire auprès des 15-34 ans en France. Chaque jour, des milliers, voire des millions, de courtes vidéos éphémères sont produites et consommées par les « snapchatteurs ».

De jeunes utilisateurs de plus en plus nombreux d’année en année. « En France, nous comptons aujourd’hui 16 millions de snapchatteurs quotidiens, contre 14 millions l’an dernier », expliquait Emmanuel Durand, PDG de Snapchat France, le 1er octobre 2020, au site d’information Influencia. Une augmentation qu’il explique par l’usage croissant des réseaux sociaux par les adolescents lors du premier confinement du printemps 2020.

« Toi tu veux pour 20 euros, c’est ça ? » demande Léa à un garçon. « Non, finalement pour 50 euros », lui répond-t-il. La dealeuse est l’attraction de la journée. Les lycéens s’affairent autour d’elle et lui serrent la main à tour de rôle. Sous les yeux des caméras et des surveillants de l’établissement, elle enchaîne les transactions en toute impunité.

« Je n’ai pas de remords à vendre du cannabis à des mineurs. J’ai été à leur place », confie-t-elle. Pour contrer cette consommation juvénile, de nombreux acteurs associatifs ou étatiques œuvrent quotidiennement sur le terrain pour faire de la prévention. C’est le cas du major Gilles Girodet, commandant de brigade au sein de la Brigade de prévention de la délinquance juvénile (BPDJ) d’Andrézieux-Bouthéon, dans la Loire.

Depuis plus de vingt ans, ce formateur antidrogue part à la rencontre des jeunes pour les sensibiliser aux risques liés à la toxicomanie et aux différentes addictions. Il intervient notamment dans le milieu scolaire dès la classe de quatrième et estime qu’il est primordial de sensibiliser le plus tôt possible : « L’adolescence est une étape charnière durant laquelle chaque individu se construit par des prises de risque positives ou négatives. Il est évident qu’ils vont, un jour, être confrontés à des drogues. Mon rôle, c’est qu’ils soient suffisamment informés pour prévenir les risques ».

Il relativise toutefois le rôle des réseaux sociaux. « À cet âge-là, c’est principalement avec ses amis ou dans la rue que le risque de rencontrer le produit est le plus fort. Ce modèle n’a, aujourd’hui, pas vraiment changé. »

Le major Gilles Girodet en pleine intervention dans un collège de la Loire. La sensibilisation dans le milieu scolaire est une des principales missions de la BPDJ.

15 h 55. Le téléphone vibre. Léa prend l’appel en visio d’une cliente. L’échange ne dure pas plus de dix secondes. « Je dois livrer une plaquette de résine à 600 euros dans une autre ville », explique-t-elle. L’habitacle du véhicule dégage une forte odeur de cannabis. Le moindre contrôle routier suffirait pour que la dealeuse soit incarcérée. Pour éviter la police, elle emprunte uniquement les routes départementales, moins fréquentées. « Je n’ai jamais eu de contrôle et beaucoup de mes concurrents m’en veulent pour ça. Les réseaux sociaux permettent de prendre beaucoup moins de risques, ça rassure », confie-t-elle.

Côté consommateur, le constat est le même. Snapchat et ses concurrents présentent énormément d’avantages. Outre les conversations cryptées, anonymisées et supprimées automatiquement, ces applications permettent aussi d’attendre au chaud, chez soi, sa commande sans risquer de se faire contrôler par la police. Leur utilisation croissante dans le trafic de drogue a fortement perturbé le travail des policiers. Ces derniers ne sont pas suffisamment formés ni équipés pour mener la lutte sur le Web.

Dominique Duprez, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste des questions liées au trafic de drogue explique que « la police française est aujourd’hui fortement gênée dans sa lutte par l’évolution des nouveaux outils. Les agents des brigades antistupéfiants ne disposent pas encore des compétences informatiques nécessaires pour lutter efficacement contre ce fléau ».

                         Source : Le Parisien

19 h 22. Fin de journée. Léa fournit deux derniers clients. Les confinements à répétition et le couvre-feu ont un impact direct sur son trafic : « Je dois m’arrêter avant 20 heures si je tiens à rester entière. Je perds une somme d’argent importante depuis quelques mois, alors j’espère que la situation va aller vers un mieux », soupire-t-elle. Au même moment, le Premier ministre annonce la mise en place d’un couvre-feu national dès 18 heures.

La Covid-19 a provoqué des changements notoires pour les vendeurs et les consommateurs, comme le constate le dispositif des tendances récentes et des nouvelles drogues (Trend). « Les réseaux assurant une vente par livraison à domicile ont indiqué que les transactions s’effectuaient dorénavant à des horaires précis […]. D’autres ont optimisé leurs déplacements en regroupant les courses autant que possible pour limiter les risques de contrôle encourus par les livreurs », peut-on lire dans l’un de ses rapports.

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, insiste sur le rôle de Snapchat dans le trafic de drogues en France lors de la matinale de France Inter le 19 mai 2021.

Contacté à plusieurs reprises à ce sujet, Snapchat France n’a pas souhaité répondre à nos questions. Le fondateur et PDG de Snapchat, Evan Spiegel, s’est défendu des récentes accusations du ministre de l’Intérieur auprès de L’Obs.

Il assure travailler avec les autorités françaises afin de lutter contre les trafiquants : « Nous investissons beaucoup, et depuis très longtemps, sur la surveillance de tous les échanges sur la plateforme concernant le trafic de drogues, explique-t-il. La difficulté est qu’il s’agit du jeu du chat et de la souris. C’est pour cela que nous travaillons avec la police, pour être très rapides dans notre adaptation pour mieux les détecter et les retirer de la plateforme. »

Depuis notre reportage avec Léa, son compte Snapchat a été supprimé à trois reprises. Ce qui ne l’a pas empêchée pas de créer de nouveaux comptes de « secours » afin de poursuivre son activité illégale et de ne pas perdre ses clients les plus fidèles.

Ces procédures misent en place par le réseau social semblent assez vaines puisque le trafic reprend, comme si de rien n’était et qu’il reste aujourd’hui aussi facile de se faire livrer la drogue que de la nourriture.

(*) Les prénoms ont été modifiés.