Photo : Chadi Yahya/EPJT
Sans dispositif uniformisé sur le territoire, la prise en charge des enfants témoins des violences familiales tient souvent du hasard. Avec le confinement, elles ont augmenté, rendant la situation d’autant plus problématique.
Par Sophie Podevin et Chadi Yahya
Bande dessinée : Benoit Potel/Académie Brassart-Delcourt
Stéphanie est ce que l’on appelle aujourd’hui un ancien enfant « co-victime ». Elle a été témoin d’une violence conjugale répétée et chronique au sein de sa famille pendant son enfance sans jamais être prise en charge.
Au téléphone, Christine*, retraitée francilienne de 64 ans, s’étonne encore d’arriver à raconter son passé sans pleurer. Elle revient sur une histoire d’enfant intériorisée pendant plus de vingt ans : « À l’époque, il n’y avait pas de suivi ni de prise en charge. On n’en parlait pas. Pourtant, ça aurait pu me permettre de me reconstruire plus rapidement… »
Dessin : Benoit Potel/Académie Brassart-Delcourt
Elle l’assure, elle n’a jamais été battue. Ce ne fut pas le cas de sa mère. Ce sentiment d’impuissance et de peur envers ce beau-père violent fait trembler sa voix… ou peut-être est-ce le téléphone ? Christine préfère raconter cette histoire rapidement.
En 2019, il y a eu 149 féminicides selon le collectif Féminicides par compagnons ou ex. Ce chiffre cache en réalité des milliers de foyers abritant une violence conjugale parfois quotidienne. On estime à 140 000 le nombre d’enfant qui vivent tous les jours avec ces violences.
Une dénomination indispensable
Ces enfants ne sont pas que des témoins. Ils sont également victimes, ou plutôt co-victimes, de ces violences. Sans les subir physiquement, ils souffrent de conséquences psychologiques importantes. Nadine Lorin, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité de l’Indre-et-Loire, explique que cette évolution de la dénomination est indispensable.
Infographie des violences conjugales en France. Réalisation : Sophie Podevin/EPJT
L’Observatoire nationale des violences faites aux femmes estimait dans un rapport publié en novembre 2019 que pas moins de 60 % des enfants exposés aux violences conjugales sont susceptibles de souffrir de trouble de stress post-traumatique.
Christine connaît bien ces traumatismes : « Je fais des cauchemars récurrents où j’essaie de sauver ma mère dans des situations où je ne peux rien faire. Je me réveille en sueur. » Pour lutter contre les différents démons, le soutien psychologique est indispensable.
Co-victime, ça veux dire quoi ?
Contre les violences conjugales, il existe de nombreux dispositifs sur le territoire français. En revanche, ceux qui prennent en charge les enfants sont plus rares. Coline, étudiante en droit, se souvient de son père, violent et alcoolique. Elle le défend en expliquant qu’il « est tombé dans l’alcool à cause de son propre père qui avait plusieurs fois tenté de tuer sa mère ». Ce n’est pas quelque chose dont on se sort facilement.
Dessin : Benoit Potel/Académie Brassart-Delcourt
La jeune femme se rappelle en revanche davantage des violences des forces de l’ordre contre son père. Coté prise en charge, elle résume : « Le psychologue pour enfants me faisait juste dessiner. » Aujourd’hui, les problèmes de non ou de mauvaise prise en charge des enfants co-victimes doivent être pris au sérieux.
Cette question a été d’autant plus d’actualité lors du confinement. Pour être pris en charge, il faut d’abord être reconnu comme étant co-victime de violences. Un des premiers espaces d’identification reste l’école où des milliers d’enfants se rendent tous les jours. Mais pendant le confinement, l’école est restée fermée.
« L’an dernier, on a renvoyé un élève après un conseil de discipline. On a appris deux ou trois semaines plus tard que sa mère était victime de violences conjugales. »
Amaury Lehmann
principal du collège Jean-de-La-Bruyère à Tours
Avant l’arrivée du Covid-19, Judith Billochon, infirmière scolaire dans plusieurs établissements de Tours, expliquait qu’elle était souvent la première personne à qui ces enfants co-victimes venaient se confier. Le plus important, selon elle, est de « leur expliquer qu’ils ne sont pas responsables ».
Cependant, les histoires personnelles des enfants restent souvent bien cachées. Le principal du collège Jean-de-La-Bruyère, à Tours, Amaury Lehmann, est réaliste. « L’an dernier, on a renvoyé un élève après un conseil de discipline. On a appris deux ou trois semaines plus tard que sa mère était victime de violences conjugales. »
Il fait tout de même confiance à son équipe pédagogique et médicale, dont Judith Billochon, pour repérer les enfants qui souffrent en silence.
Pour cela, il existe une liste de symptômes (fatigue, parents absents, difficulté à gérer ses émotions, violences, etc.). Dès lors que cinq critères concordent, on suppose qu’il y a un risque de violences dans la vie privée de l’enfant. « C’est en quelque sorte un indicateur de mal-être. Mais on ne peut pas forcément connaître l’origine de ce mal », explique Amaury Lehmann.
Si un enfant en danger est repéré par l’infirmière scolaire de son établissement, son cas peut être transmis à l’assistante sociale scolaire. En fonction du témoignage de cet enfant et de l’enquête réalisée par les services sociaux, un signalement au procureur de la République peut être effectué.
Ce dernier pourra ainsi ouvrir une enquête judiciaire et l’enfant co-victime bénéficiera potentiellement d’un suivi médical et psychologique. Si ce système fonctionne pour les enfants battus, ceux qui ont des traces visibles sur le corps, cela reste encore de la théorie pour les co-victimes.
Des structures spécialisées
L’accompagnement des enfants vers une prise en charge psychologique en cas de violence se fait dans le milieu médical. Certains hôpitaux possèdent des unités d’accueil pédiatriques enfants en danger (UAPED). Celles-ci permettent d’auditionner les enfants victimes de violences une seule fois, en présence d’un personnel médical formé et d’enquêteurs au service de la justice. Mais tous les hôpitaux n’en sont pas encore pourvus.
C'est quoi une UAPED ?
Au CHU d’Angers, un système de prise en charge médico-judiciaire réservé aux enfants victimes de violences existe depuis 2005. Pilotée par Estelle Darviot, la Permanence et accueil pédiatrique pour les enfants en danger (Paped) est l’une des unités les plus anciennes de prise en charge des enfants sur le territoire.
Elle permet à la fois de recueillir des témoignages indispensables à la justice et de faire passer des examens médicaux aux mineurs dans un environnement sécurisé.
Une trentaine d’enfants sont témoin du meurtre d’un de leur parent chaque année à la suite de violence. Ils souffrent tous d’un grave syndrome post-traumatique. Hélas, il est probable qu’ils ne puissent pas être pris en charge par la Paped.
Visite guidée de la Paped avec la pédiatre Estelle Darviot, du CHU d’Angers. Réalisation et photos : Sophie Podevin/EPJT
« On accueille environ 600 enfants par an ici. Si on ajoute la prise en charge des enfants co-victimes, on doublerait facilement ce chiffre. »
Estelle Darviot, pédiatre urgentiste au CHU d’Angers
« On accueille environ 600 enfants par an ici, soupire Estelle Darviot. Si on ajoute la prise en charge des enfants co-victimes, on doublerait facilement ce chiffre. »
La pédiatre explique que la justice a besoin de preuves alors qu’un enfant co-victime ne porte pas de « marques visibles » sur son corps. Donc, pas de place pour la prise en charge des centaines de Stéphanie ou de Christine dans cette unité. Mais alors, où ?
Seulement 130 kilomètres plus loin, à Tours, la prise en charge est encore différente. Sans UAPED, les enfants qui arrivent
au CHU Clocheville avec de probables séquelles psychologiques se retrouvent dans la petite salle Pégase des urgences pédiatriques. Cette pièce, aménagée comme un salon, permet de parler avec un enfant seul ou avec ses parents.
« Nous avons mis en place des protocoles d’hospitalisation obligatoires pour protéger l’enfant quand nous avons des doutes pendant une consultation, explique la pédiatre Annie Urvois-Grange. Par exemple, un enfant de moins de 1 an avec une fracture alors qu’il ne peut pas encore marcher, cela pose question. » L’hospitalisation systématique permet de faire un point avec l’assistante sociale le lendemain et de contacter les structures adaptées.
La Dr Urvois-Grange est devenue référente du service sur ces questions à force d’expérience. Depuis 2007, elle contacte les associations, la justice, la police et tous les acteurs locaux qui peuvent l’aider dans la protection des enfants qui arrivent aux urgences.
Les nouvelles mesures du Grenelle
Le Dr Urvois-Grange rappelle tout de même que chacun a l’obligation de déclarer des mineurs en danger quand il en a connaissance et qu’il existe un numéro d’urgence : le 119.
Dessin : Benoit Potel/Académie Brassart-Delcourt
La prise en charge des enfants co-victimes s’improvise donc en fonction des hôpitaux et des régions. Elle dépent des signalements qui sont faits ou non à la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (Crip).
Beaucoup d’associations agissent comme elles peuvent contre ces violences, comme La voix de l’enfant. Cette dernière lutte pour une « écoute et la défense de tout enfant en détresse quel qu’il soit et où qu’il soit ».
Mais les disparités sur le territoire restent énormes. Un enfant confiné dans les zones rurales, loin des grandes villes ou dans le sud de la France aura de fortes chances de ne pas être pris en charge, même en cas de violences avérées dans son foyer. En revanche, un enfant vivant en Seine-Saint-Denis pourra certainement bénéficier d’un des dispositifs les plus aboutis prévu pour lui sur tout le territoire français.
Carte interactive des différents dispositifs évoqués pour la prise en charge des enfants co-victimes. Réalisation : Chadi Yahya/EPJT
Aujourd’hui, il n’existe qu’un seul protocole de prise en charge systématique des enfants co-victimes de violences conjugales en France. Ce protocole pluridisciplinaire, impliquant l’Aide sociale à l’enfance, le procureur de la République, l’hôpital et le conseil général de Seine-Saint-Denis, a été créé à l’initiative d’Ernestine Ronai.
Cette ancienne psychologue scolaire, engagée depuis vingt ans dans la lutte contre les violences faites aux femmes, a fait face aux situations complexes et concrètes dans lesquelles se retrouvaient les familles victimes de féminicides lorsqu’elle organisait régulièrement des marches silencieuses.
Les enfants, orphelins de mère, se retrouvaient placés chez les oncles, tantes ou grands-parents soit du côté maternel en deuil, soit du côté paternel avec la famille de l’homme violent. Elle a estimé nécessaire de créer une prise en charge psychologique, médicale et sociale pour ces enfants.
Mettre l’enfant en sécurité
Créé en 2014, le protocole de Seine-Saint-Denis est unique en son genre. Il a permis à 28 enfants de 6 mois à 15 ans d’être mis en sécurité et d’être suivis par des professionnels juste après un féminicide.
La première étape de prise en charge d’un enfant est l’hospitalisation. Systématique, elle permet de laisser un temps pour évaluer au mieux la situation et le traumatisme vécu par l’enfant. Ce dernier reste à l’hôpital pendant une semaine avant d’être redirigé au mieux dans une structure d’accueil adaptée : famille d’accueil, foyer, appartement…
Ces dernières années, le protocole s’est élargi à la prise en charge d’enfants co-victimes témoins, plus seulement de féminicides, mais également de tentatives de féminicides. Pour Ernestine Ronai, la prise de conscience actuelle sur ces questions va permettre d’étendre cette prise en charge à d’autres villes, comme Lyon ou Lille.
« Nous sommes, entre guillemets, “victimes” de notre succès. Nous sommes reconnus pour notre prise en charge des enfants par l’Aide sociale à l’enfance »
Frédérique Martz,
directrice de Woman Safe
Pour tous ces enfants victimes de violences physiques ou psychologiques, de nouveaux dispositifs se développent depuis quelques années. C’est par exemple le cas de l’association Women Safe située à Saint-Germain-en-Laye dans les Yvelines.
L’association est spécialisée en victimologie et enn psychotraumatologie. En 2017, elle a étendu son organisation pluridisciplinaire de prise en charge des femmes victimes de violences aux enfants victimes ou témoins. « Nous sommes, entre guillemets, “victimes” de notre succès, note Frédérique Martz, la directrice et fondatrice de l’association. Nous sommes reconnus pour notre prise en charge des enfants par l’Aide sociale à l’enfance. »
La prise en charge d’un enfant dépend beaucoup de son lieu d’habitation, de la gravité des violences dont il est témoin ou encore de son entourage. Ils sont des centaines à devenir adultes en conservant ces blessures psychologiques.
Pour Stéphanie, citée en début d’article, sa psychologue joue un « rôle vital » dans sa vie. Christine, quant à elle, a vécue presque la moitié de la sienne avec des cauchemars et des images d’horreurs venus de son enfance.
En rentrant d’un diner chez ses cousins, elle a vu sa mère, le coup ensanglanté, sortir dans la rue pour échapper à son mari. « Il la menaçait avec un couteau… » Elle avait 10 ans. Il lui aura fallu près de trente ans pour « mettre des distances » et que la culpabilité ressentie s’amenuise grâce à un suivi psychologique.
(*) Les prénoms de certains témoins ont été changés
La bande dessinée a été réalisée dans le cadre d’un partenariat entre l’Ecole publique de journalisme de Tours et l’Académie Brassart-Delcourt.
Sophie Podevin
@sophie_podevin
24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT
Bénévole au Labo des savoirs, passionnée de sciences et intéressée par la culture, le sociale et l’insolite.
Passée par Le Monde Académie (2016) et Radio Prun’.
Adepte de la bidouille et du montage vidéo, je commence aussi à tâtonner côté codage et data-journalisme.
Chadi Yahya
@ChadiYahya
23 ans
Etudiant en journalisme à l’EPJT
Franco-libanais passionné par la géopolitique et donc la couverture de l’actualité internationale, mais également par la politique, le sport et toutes les questions d’actualité.
Passé par Le Courrier de l’Ouest, La Nouvelle République – Centre Presse et, lors d’un service civique, par Radio Agora.
Se destine à la radio mais touche-à-tout.