Le cours du Cher à Chissay-en-Touraine dans le Loir-et-Cher. Photo : Rémi Carton/EPJT
Sur le Cher, différents intérêts s’opposent à propos de la bonne gestion du cours d’eau. Poissons, barrages, pollution, tourisme… Les enjeux sont nombreux, mais les solutions ne font pas consensus.
Par Laura Alliche, Rémi Carton et Caroline Frühauf
Capitaine du navire, Alain Gilbert est aussi le président de l’association des Bateliers du Cher qui réunit une quarantaine d’adhérents dans le petit village de Savonnières (Indre-et-Loire). Elle a été créée en 1992, à l’initiative de descendants de bateliers. Au XVIIIe et XIXe siècle, le village était très fréquenté par la batellerie qui utilisait la rivière pour transporter les marchandises.
Avec sa place du marché située qu’à quelques pas du port, Savonnières est resté un village tourné vers l’eau. Même si le développement du chemin de fer a eu raison, depuis longtemps, de la navigation marchande. Les Bateliers du Cher se réunissent tous les samedis pour valoriser ce patrimoine fluvial. Ensemble, ils construisent et entretiennent des bateaux d’époque, c’est-à-dire à voile ou à rames, toujours avec un fond plat pour naviguer sur les rivières peu profondes. Près d’une dizaine de leurs navires mouillent dans le port. L’été, l’association propose aux touristes des balades sur le Cher.
Ils naviguaient en Cher peinards
Aujourd’hui, ils naviguent sur leur dernière construction : une plate de Loire de 12 mètres. « Elle est conçue pour accueillir dix rameurs et un barreur », explique Alain Gilbert. Ils sont suivis de près par deux adhérents en bateau à moteur. « Faut ramer plus vite à bâbord », s’exclame l’un d’eux.
Le groupe est en plein entraînement. Ils ont prévu de participer à la prochaine édition de la Vogalonga, le festival international de bateaux traditionnels de Venise. Ils auront à cœur d’y représenter la batellerie de la Loire et du Cher. En attendant, il faut s’entraîner pour s’assurer de terminer la randonnée nautique de 32 kilomètres dans le lagon vénitien.
En s’éloignant du village, le bateau traverse une nature de plus en plus sauvage. Les berges sont couvertes d’une épaisse végétation et quelques poissons sont visibles dans l’eau peu profonde. Sur une des rives, un arbre menace de s’effondrer. Son tronc a été attaqué dans la nuit par des castors qui ont élu domicile dans le secteur.
Derrière ce décor de carte postale, se cachent de virulents débats sur la bonne gestion du cours d’eau. Un sujet surtout déchaîne les passions : les barrages. En hiver, période humide, le niveau du Cher est naturellement haut. En été, période sèche, la navigation est possible uniquement grâce aux retenues d’eau formées par les barrages. Ceux-ci permettent l’exploitation touristique du Cher.
Cependant, la rivière est empruntée par plusieurs espèces protégées de poissons migrateurs. Des directives interdisent la mise en place des barrages pendant la période de migration. Ici est le nœud du problème. La fin de cette période correspond au début de l’été, quand le tourisme bat son plein. Pour le secteur, la baisse du niveau d’eau entraîne un important manque à gagner.
« Ce sont les écolos à Paris qui font la loi », déplore Vincent Louault, le président du Nouvel espace du Cher (NEC). « Ils ont une image de carte postale un peu vérolée de la situation. » Le NEC gère la rivière sur sa portion canalisée de 86 kilomètres, entre Saint-Aignan (Loir-et-Cher) et Villandry (Indre-et-Loire).
Il a été créé pour centraliser les compétences de toutes les précédentes entités qui se partageait la gestion de la rivière. « C’est l’aboutissement après un gros bazar où il ne se passait rien », explique Vincent Louault. Entretien de la rivière, surveillance du niveau d’eau, gestion des barrages, valorisation du patrimoine fluvial… il supervise toutes les activités du Cher.
Diaporama : Caroline Frühauf/EPJT. Photos : Rémi Carton/EPJT
Le NEC est contraint de respecter les directives qui interdisent la mise en place des barrages au printemps. Car même si cela permettrait au tourisme fluvial de se développer, cela bloquerait les poissons migrateurs du Cher. Entre écologie et économie, l’équilibre est biaisé pour Vincent Louault. La préservation de la biodiversité se ferait au détriment des habitants qui vivent du tourisme.
Vincent Louault déplore la fermeté́ des agents de l’État contre les barrages. Il ne comprend pas cette politique. « Sur l’eau, c’est simple, il ne faut plus toucher à rien. » Pour lui, les ouvrages, qui sont pour l’instant remontés le 20 juin, devraient l’être à partir du 20 avril. Une utilisation touristique du Cher serait alors possible, grâce à des voies navigables
Le Cher, nid de poissons
De son côté, l’agence de l’eau se concentre sur la continuité écologique : la bonne circulation des espèces dans la rivière. Les agences sont au nombre de six en France. Elles ont pour mission la préservation de l’eau et de la biodiversité aquatique dans une zone déterminée.
L’Agence de l’eau Loire-Bretagne – en charge du Cher – investit 360 millions d’euros par an dans des projets. Un de ses objectifs est de redonner un caractère naturel à la rivière. Son représentant, David Brunet, explique que le Cher est l’un des derniers cours d’eau qui abrite des poissons migrateurs : l’anguille, la grande alose et la lamproie.
Comme la plupart des migrateurs, la grande alose et la lamproie sont des poissons de mer qui remontent les cours d’eau pour y pondre leurs œufs. L’anguille fait le chemin inverse. Poisson de rivière, elle descend le Cher et la Loire pour se reproduire en mer. Tous les ans, l’agence constate une présence plus faible des migrateurs du Cher, ce qui explique sa fermeté sur la question des barrages. « L’alose n’est pas sportive comme le saumon et ne peut pas sauter les obstacles », alerte David Brunet.
Dans une zone touristique, comme la vallée du Cher, David Brunet est conscient que la priorité donnée aux poissons migrateurs est un choix politique. Mais, pour lui, la navigation n’est pas l’unique atout touristique de la rivière. « Il ne faut pas opposer la biodiversité à l’homme. Des itinérances douces pourraient être valorisées, comme les pistes cyclables du Cher ou la location de canoës-kayaks. »
Vidéo de l’agence de l’eau.
Les agents de l’État, qui pilotent la gestion de l’eau, révèlent une situation moins caricaturale que Vincent Louault le laisse entendre. Garants de la biodiversité, ils mènent, sur le terrain, le recensement des migrateurs du Cher.
Afin de gérer au mieux les activités de la rivière, l’Établissement public Loire, un syndicat mixte, a élaboré un schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (Sage), adopté en 2018. Il s’agit d’établir, pendant la commission locale de l’eau (CLE), un état des lieux du cours d’eau et d’y impliquer les différents acteurs, de façon consensuelle.
Tout le monde est impliqué dans le cadre de la CLE. Y participent trois types d’acteurs : les élus locaux, les usagers et l’établissement public de l’État, c’est-à-dire l’agence de l’eau locale. L’écologie et l’économie doivent s’entendre pour que chacun y trouve son compte. C’est une tâche difficile voire impossible pour l’animateur du Sage, Adrien Launay : « Dans la gestion d’une rivière, on trouve toujours des compromis. Malheureusement, ils ne satisfont jamais tout le monde. »
Parmi les désaccords constants entre tous ces acteurs : les rivières de contournement. Installées près des barrages, elles permettent aux poissons de contourner l’obstacle. À Tours, une rivière a été construite pour contourner le barrage de Rochepinard. Ce dispositif fait le bonheur des sportifs d’eaux vives, notamment les kayakistes, grâce à ses remous impressionnants.
Le Cher compte quatre de ces rivières. Cette solution n’est pourtant pas la plus viable selon l’agence de l’eau : « Cela coûte des millions d’euros et demande énormément d’entretien », argumente David Brunet. Il souligne qu’à chaque rivière de contournement, près d’un poisson sur trois serait bloqué. Au bout du compte, très peu finiraient leur parcours.
Pour les agents de l’État, un Sage a une durée de vie de six ans. Cependant, le président du NEC, Vincent Louault, entend bien le modifier et il a pour cela un argument de poids : la sécheresse du printemps 2019 a mis en péril le château de Chenonceau, le seul au monde à être construit à cheval sur une rivière. Elle a drastiquement fait chuter le niveau du Cher. Alors que le château perdait son miroir d’eau, sa direction tirait la sonnette d’alarme.
Sur le modèle de Venise, Chenonceau repose sur des pieux en bois qui ne doivent pas émerger de l’eau. En séchant, ils se fragiliseraient, ce qui ferait craindre l’effondrement du monument. L’animateur du Sage
Cher aval, Adrien Launay, attend toujours, pour agir, une expertise complète – en cours de réalisation – sur les conséquences potentielles de la sécheresse sur les fondations du château.
L’an passé, par arrêté, la préfecture de Loir-et-Cher a décidé de la remise en place des barrages le 18 avril 2019. Elle a fait fi du Sage qui préconisait la date du 20 juin pour barrer la rivière. Ces crispations entre les acteurs étatiques et locaux continuent, même si le confinement a mis tout le monde d’accord. « L’impact est énorme sur toutes nos activités, clame Laurent Deprick, gérant de la société de tourisme fluvial La Bélandre, voisine du château de Chenonceau. Il faut nous laisser travailler. »
Le château de Chenonceau menacé.
Réalisation: Laura Alliche/EPJT. Photos : Rémi Carton/EPJT.
Les préoccupations critiques de la gestion de l’eau ne sont pas uniquement d’ordre économique ou touristique. Jean-Pierre Pestie, riverain du Cher et auteur du livre Vision humaniste de la transition écologique, accuse les agents de l’État de déni écologique.
En effet, le Cher est régulièrement envahi par les algues, la faute à la pollution agricole. Ludovic Durain, président de l’association Les amis du Cher canalisé, s’inquiète de la prolifération de plantes parasites et de la profusion anarchique d’algues. « Ces plantes changent la sédimentation du lit du Cher. Elles bloquent la circulation vers le lit majeur et leur présence influence la qualité de l’agriculture et du sol », détaille-t-il.
C’est pas l’homme qui prend le Cher, c’est les algues
Jules Bellard, représentant du club d’aviron Tours Métropole a tout de suite remarqué les répercussions sur son activité économique : « Aujourd’hui, le bassin n’est plus aux normes à cause des bancs de sable et des algues. Nous ne pouvons plus organiser de compétition dans notre club. »
L’infrastructure nautique avait pourtant été conçue pour accueillir les championnats de France. Les conséquences de la sécheresse et de la pollution sont considérables pour l’aviron Tours Métropole : « Nous ne bénéficions que de cinq à six mois de pratique maximum », précise Jules Bellard.
Cette pollution est symptomatique de la situation de nombreux cours d’eau en France et inquiète les amoureux du Cher. Jean-Pierre Pestie est l’un d’entre eux. Il critique la démarche de l’État qui préconise « la libre circulation de l’eau » pour améliorer la qualité des cours d’eau. Cette libre circulation signifie qu’il faudrait abraser les barrages présents sur le Cher, pour permettre à l’eau de s’écouler naturellement.
Les algues envahissent les bords du Cher à Saint-Georges.
Photos : Rémi Carton/EPJT
« Avant de démolir des barrages, luttons contre la pollution de l’eau », propose l’ancien président de l’Association pour la défense et le développement touristique de la Vallée du Cher. Selon lui, la suppression des barrages ne changerait rien à la pollution de la rivière, mais amputerait le Cher d’un de ses atouts touristiques.
Infographie : Laura Alliche/EPJT
Les barrages du Cher sont emblématiques et ont une dimension patrimoniale très forte. Le géographe Dominique Andrieux rappelle qu’il a été aménagé très tôt, dès le XIXe siècle, notamment pour permettre la circulation marchande. Il est devenu une rivière canalisée, ce qui a modifié son débit naturel.
Les barrages à aiguilles ont une dimension historique, construits entre 1836 et 1841, seize d’entre eux sont toujours visibles sur le Cher. Ils servent à réguler le cours d’eau explique Dominique Andrieux : « Aujourd’hui avec des étés de plus en plus chauds et la sécheresse, le niveau du Cher est maintenu grâce à quelques barrages. » Sans eux, la navigation est impossible. Même si les navires marchands ne circulent plus, les ballades sur le Cher sont toujours appréciées des touristes. Les barrages ont donc un intérêt touristique et patrimonial.
Certains veulent défendre ce patrimoine atypique. Depuis 2016, la rivière s’anime l’été grâce au festival Jour de Cher. Chaque commune construit son radeau, puis défile entre Saint-Georges et Athée-sur-Cher, en passant sous les arches du château de Chenonceau. Les participants se déguisent avant d’embarquer. Cela donne lieu à de drôles de scènes, comme celle des Dalton qui naviguent tranquillement sur le Cher.
Ce carnaval fluvial attire près de 10 000 personnes tous les ans, il met en valeur le patrimoine du Cher. Des activités insolites sont organisées au fil de l’eau, telles que le « championnat international de lancer d’aiguilles… de barrages bien sûr », s’amuse Justine Pineau, chargée d’organisation et de communication pour Jour de Cher.
Elle décrit le festival comme un moment festif, ouvert à tous. Les écluses et les barrages sont valorisés, avec des activités de plus en plus en rapport avec l’eau. Pour elle, Jour de Cher permet au public de redécouvrir la vie fluviale et de se souvenir d’une époque oubliée.
« Les gens veulent naviguer et renaviguer à l’ancienne »
Photo : Benjamin Dubuis / Jour de Cher
La réussite de Jour de Cher témoigne du retour vers l’eau des riverains de la rivière. Pour l’historien Bernard Le Sueur, ce mouvement a débuté dans les années quatre-vingt. Les rives sont aménagées, des pistes cyclables sont crées, les populations se réapproprient un espace oublié. L’historien appelle ce phénomène la « flurbanisation ».
Pour lui, ce rapport à l’eau était inimaginable il y a quarante ans : « On allait juste sur les bords de la Loire pour jeter sa machine à laver. » Dans les années quatre-vingt-dix, il note le retour des bateaux de plaisance : « Les gens veulent naviguer et renaviguer à l’ancienne. D’un point de vue touristique, c’est très important. »
Le Cher est à la fois un lieu de plaisance, de sérénité et d’histoire, très important pour les communes qu’il traverse. « C’est le premier sujet de discussion : il a plu, le Cher est haut ! Ou alors, c’est la sécheresse, le niveau est bas », commente Damien Hénault, maire de Montrichard-Val-de-Cher.
Pour attirer les touristes, ce dernier mise sur les activités du Cher, mais aussi sur la plage de sa commune. Créée en 1928, celle-ci était « la carte postale de la plaisance des années folles, avec des pédalos en forme de cygne, des rameurs aux canotiers et les dames sous leurs ombrelles », décrit-il. Aujourd’hui, Le maire tente de réhabiliter ce petit bijou pour qu’il retrouve sa renomée de « plus belle plage de France sur une rivière ».
Le Cher, c’est également un ruban de nature dans un cadre urbain. À Tours, les membres de l’association de quartier des Rives du Cher rêvent d’un Cher où il fait bon vivre. Grâce à la rivière, « on ne se croit pas en pleine ville, témoigne Sandrine Mercier, une habitante. Les enfants vont voir les canards et les cygnes dans l’eau, ils regardent les poissons ». Mounia Semane, qui vit ici depuis dix-neuf ans, ajoute : « On oublie presque qu’on est dans une cité. »
Photo : Rémi Carton/EPJT
Katia Trotereau, quant à elle, ne se lasse pas du coucher de soleil, qu’elle admire du treizième étage de sa tour HLM. Toutes sont attachées au Cher, mais regrettent qu’il soit si mal entretenu dans leur quartier. Selon elles, la ville de Tours ne s’intéresse qu’aux bords de Loire et a complètement délaissé leur rivière. Maïtée Lecointre, médiatrice sociale dans le quartier, s’interroge : « Eux, ils ont Tours-sur-Loire, une superbe guinguette. Et ici, il n’y a rien. Et pourquoi pas un Tours-sur-Cher ? »
Notre enquête en sept étapes
Laura Alliche
@alliche_laura
23 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passionnée par les sujets de société et l’actualité du Maghreb.
Passée par La Nouvelle République et Le Ravi.
Se destine à la presse écrite et au Web.
Rémi Carton
@remi_carton
23 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
Passionné de vidéo et de sujets de société.
Passé par La Nouvelle République, L’Espla et L’Ami Hebdo Lorraine
Se destine au reportage d’images pour le Web ou la télévision.
Caroline Frühauf
@carolinefruf
25 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Intéressée par la culture, l’environnement et le féminisme.
Passée par La Nouvelle République et France Télévisions.
Se destine à la presse écrite et au Web.