Les vieux baisent. Dans notre société jeuniste, le sujet est tabou. On refuse d’imaginer que nos aînés puissent avoir une vie sexuelle. En Ehpad, le manque d’intimité bloque les ardeurs. Enquête dans ces lieux où exprimer son désir est presque impossible.
Par Lorane Berna, Nathan Cocquempot, Lydia Menez Photos : Nathan Cocquempot, Lydia Menez/EPJT
Sa charge de travail est lourde, surtout pour une personne de son âge. Chaque jour, elle vit avec la peur de ne plus pouvoir assumer toutes ces tâches. Chaque jour, elle se demande combien de temps elle va encore pouvoir tenir.
Un matin, ce qu’elle redoutait arrive. Sûrement à cause de la fatigue accumulée, Agnès fait une mauvaise chute. Elle prend une décision : ils iront vivre en établissement d’accueil pour personnes âgées dépendantes. Leurs enfants les y encourageaient depuis quelques temps. Elle espérait pouvoir retarder au maximum cette échéance. Mais son état de santé et celui d’Albert ne leur permettent plus de rester chez eux.
Bonjour Ehpad, adieu intimité
Les premiers jours en Ehpad perturbent le couple. Agnès, qui avait l’habitude de s’occuper de tout, se retrouve totalement prise en charge par le personnel soignant. Ses journées sont vides entre les murs neutres et froids de sa chambre.
Elle essaye de se convaincre que c’était le meilleur choix à faire pour préserver sa santé et celle de son mari. Malgré tout, sa maison lui manque. L’odeur des lieux lui rappelle celle d’un hôpital. À cause de la pathologie de son mari et pour des questions de sécurité, le couple est logé dans deux chambres différentes. Un patient atteint de la maladie d’Alzheimer nécessite une vigilance accrue.
Les troubles du comportements peuvent être dangereux pour le malade ainsi que pour les gens qu’il côtoie. Selon le jargon d’Ehpad, Albert est GIR 2, soit le deuxième échelon de dépendance le plus élevé. Après avoir partagé le lit conjugal pendant plus de soixante ans, Agnès se sent bien seule dans son petit lit individuel.
Dans les faits, les Ehpad s’organisent selon des logiques économiques à défaut de logiques humaines. Quand un couple comme Albert et Agnès arrive en établissement d’accueil, il est très souvent séparé par manque de lits doubles médicalisés. Ces lits coûtent très cher à la direction et rendent les soins techniquement plus difficiles à réaliser que dans un lit simple.
Avant leur arrivée en Ehpad, Agnès et Albert n’avait pas tiré un trait sur leur sexualité. Aujourd’hui, il leur est impossible de se retrouver. « Comment voulez-vous faire l’amour dans un lit de 90 centimètres, avec des barrières sur les côtés ? » s’interroge Annie de Vivie, fondatrice du site d’information pour personnes âgées AgeVillage.
Le sujet de la sexualité en Ehpad revient à parler d’abord de l’intimité. Selon une étude britannique réalisée en 2015, 54 % des hommes et 31 % des femmes âgés de plus de 70 ans se disent sexuellement actifs. En Ehpad, les chiffres tourneraient autour de 10 % d’actifs.
Cependant, aucun sondage national n’existe pour le moment. Il est sans doute compliqué d’évaluer précisément le nombre d’actifs sexuellement en établissement du fait du renouvellement permanent des résidents (la durée de vie moyenne en Ehpad est d’une année) et de la grande diversité des pathologies.
En France, le tabou lié à ce sujet est bien présent et freine sans aucun doute le projet d’une enquête nationale pour connaître l’étendue de cette question.
Les résidents, comme Agnès, qui souhaitent se retrouver pour exprimer leur désir doivent alors se cacher des soignants, en espérant ne pas se faire prendre dans le lit d’un autre.
Le besoin d’intimité n’est pas considéré comme une priorité dans ces endroits qui sont souvent pensés comme des hôpitaux plutôt que comme des lieux de vie. La prise en compte du désir est pourtant inscrite dans la charte de 2002 sur les droits des résidents en établissements d’accueil en France.
Annie de Vivie insiste : « Ils sont dans leur domicile et leur domicile est sacré. C’est leur logement, donc nous devons le respecter comme si on entrait dans leur maison. »
« Rien n’est étudié pour que les seniors aient une vie sexuelle »
À l’Ehpad Les Chantrelles, à Celles-sur-Belle (Deux-Sèvres), Inès Fergant, psychologue, admet « qu’en établissement, rien n’est étudié pour que les seniors aient une vie sexuelle. On a tellement l’habitude, qu’on a tendance à entrer trop vite dans les chambres, sans attendre la réponse après avoir frappé à la porte ».
Agnès dispose d’un verrou sur la porte de sa chambre mais n’ose pas le mettre. Il y a trop de passage, elle aurait peur d’entraver le travail des soignants. Gérard Ribes, sexologue et psychiatre, l’affirme : « En théorie, les établissements d’accueil ne sont pas des prisons : tout le monde est libre de faire ce qu’il veut quand il veut. Mais, dans les faits, ça ne se passe jamais comme ça ».
Il va même plus loin : « Selon moi, les Ehpad sont des lieux de privation de liberté. Ils sont pensés pour permettre avant tout la sécurité du résident, non son intimité. »
Scrabble, tricot et viagra
Dessin Garance Naigre
Dans le bureau de la direction, Agnès résume son quotidien solitaire et son désir qui ne s’est pas éteint. Elle explique avoir le droit de se masturber sans avoir à surveiller sa porte.
Agnès avoue ne pas pouvoir se confier auprès de sa famille. « Je ne veux pas que mes enfants sachent que j’ai une vie sexuelle, j’aurais trop honte. »
Elle fait partie d’une génération née dans les années trente qui, d’ordinaire, ne parle pas aussi librement de sexualité. « Les femmes n’avaient pas le droit de toucher leur corps » si on en croit Marick Fèvre, autrice de Amours de vieillesse.
La directrice reste silencieuse face à de telles confidences. Elle n’imaginait pas qu’une résidente de 85 ans puisse encore avoir une vie sexuelle. « On considère les vieux comme assexués », s’indigne Francis Carrier, président de l’association Grey Pride, qui milite pour les droits des seniors LGBT.
Quelques jours après sa discussion avec Agnès, la direction a l’idée de proposer aux résidents de répondre à un questionnaire individuel. Comme cela a été fait à l’Ehpad Château-Louche, en 2017, à Annet-sur-Marne (Seine-et-Marne) : « Nous voulions avoir une vision de cette réalité et pouvoir ainsi agir efficacement contre ce tabou », explique Pauline Marolleau, chef du service administratif.
Une dizaine de questions ont donc été posées individuellement à Agnès et aux autres résidents de son Ehpad : « Avez-vous encore du désir ? », « des relations sexuelles ? » Le constat est sans appel. Plus de la moitié des résidents expriment un besoin de sexualité. Cela va de la simple caresse à l’acte sexuel.
L’équipe de direction réunit les soignants, la psychologue et le docteur pour réfléchir à des solutions pour améliorer le bien-être des résidents. Ce questionnaire a été un réel déclic dans la vie de l’établissement. « Les résidents – seuls ou en couple – ont besoin qu’on se penche sur leur sexualité », confie Jamila Duchâtelet, directrice-adjointe du Château-Louche. Après avoir longuement discuté avec les équipes, des solutions ont été apportées pour permettre le respect de l’intimité.
Agnès, dans sa résidence, se réjouit. Elle dispose maintenant d’une pancarte « ne pas déranger » qu’elle peut accrocher à la porte de sa chambre. Les résidents de l’Ehpad peuvent également demander du viagra et de la vaseline sans tabou.
Des actions qui paraissent anodines, mais qui transforment radicalement le quotidien.
Au Château-Louche, Jeanne, 93 ans, éprouve toujours du désir malgré sa maladie d’Alzheimer. Elle affirme sans hésitation : « Oui ! Je fais l’amour ! Je suis chez moi, je peux tout faire. »
Les soignants savent qui sont les personnes sexuellement actives et peuvent ainsi conseiller les résidents. Le petit ami de Jeanne, François (extérieur à l’établissement), apprécie cette ouverture d’esprit : « Quand j’avais des troubles de l’érection, je pouvais librement en discuter avec les soignants pour qu’ils me conseillent », confie-t-il.
Sophie Pelletier, aide-soignante, ajoute : « Il n’y a pas de tabou. Une résidente me dit souvent qu’elle a envie de faire l’amour, surtout lors de la toilette qui est un moment intime. »
À l’étranger, certains établissements n’hésitent pas à faire appel à des assistants sexuels pour leurs seniors. En Suisse ou au Canada, une personne âgée dépendante peut payer les services d’un travailleur du sexe. Jamila Duchâtelet temporise : « C’est une question trop lourde. La France n’est pas prête. Il faut déjà en finir avec le tabou sur la sexualité des seniors. »
Lorane Berna
@LoraneBerna 25 ans Etudiante en deuxième année à l’EPJT Passée par Sud Ouest, Le Télégramme et C Lab Passionnée de sport et de cuisine Se destine à la radio
Nathan Cocquempot
@cocquempotN
22 ans
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
Passé par La Voix du Nord et Sud Ouest.
S’intéresse à la vulgarisation économique et aux sujets de société.
Souhaite investiguer pour la télévision.
Lydia Menez
@MnzLydia
23 ans
Passionnée de rap et de culture urbaine.
S’intéresse à l’actualité au Moyen-Orient et aux questions de société.