Entre crise de la presse et employeurs peu scrupuleux, les journalistes sont de plus en plus nombreux à exercer sans carte de presse. Enquête sur une profession fragilisée.
Par Alice KACHANER
Salariat déguisé
Car la loi Cressard qui date de 1974 est très claire à ce sujet, un journaliste est présumé salarié dès lors qu’il travaille pour une entreprise de presse qu’il soit mensualisé ou non. Autrement dit, un journaliste est par définition salarié et un employeur qui recrute un journaliste en tant qu’auto-entrepreneur ou un autre statut peut encourir jusqu’à trois ans d’emprisonnement et une amende de 45 000 euros pour délit de travail dissimulé. « Il faut pouvoir prouver le lien de subordination entre les deux acteurs. Quand le journaliste répond à des horaires, des instructions précises, un calibrage, un angle et est contraint d’accepter le tarif des commanditaires, on peut considérer qu’il s’agit de salariat », argumente Claude Cécile. Le Figaro a ainsi été condamné par la Cour de cassation en avril 2017 pour travail dissimulé pour l’emploi de 15 contributeurs de son site Evene. Une première pour une entreprise de presse.
Malgré ces sanctions, de nombreuses sociétés continuent d’imposer à leurs rédacteurs le statut d’auteur ou d’auto-entrepreneur. Laurent, journaliste pour un magazine spécialisé dans la santé, raconte que c’est au bout d’un an de piges que l’entreprise l’a incité à créer son statut d’auteur auprès de l’Agessa (Association pour la gestion de la Sécurité sociale des auteurs) : « Mon rédacteur en chef m’a dit : “ On a des problèmes budgétaires, soit on diminue le tarif de tes piges, soit on te paye en droits d’auteurs. ” Je n’avais pas le choix. »
Les caisses sont vides
Reflet d’un secteur en crise, les entreprises peinent à séduire les annonceurs. Les recettes publicitaires générées par la presse écrite papier se sont encore effondrées de 7,4 % entre 2016 et 2017. Les revenus étant désormais captés par les géants du web, Google et Facebook. Selon Nathalie Laville, en charge du recrutement des rédacteurs d’un tout jeune magazine, Les Français de l’étranger, les entreprises n’ont plus le choix : « C’est très désagréable pour moi de proposer à un journaliste d’être payé à la facture, mais les petites structures n’ont pas les moyens de se payer des rédacteurs salariés. Sans allègements des cotisations, le magazine ne pourrait pas exister. »
Les recettes publicitaires de la presse magazine représentent 730 millions d’euros en 2017. Soit une chute de 11,4 % en un an. Photo : LC
Concurrence déloyale
Une vision partagée par Eglantine, pigiste par choix. « Cela peut paraître narcissique, mais j’ai fait cinq ans d’études. Je tiens à mon statut. N’importe qui peut créer une micro-entreprise », justifie la jeune femme qui refuse systématiquement toute collaboration en dehors de la convention collective. Le contournement du statut entraîne indirectement une concurrence entre les entreprises, celles qui respectent le Code du travail et celles qui l’enfreignent mais aussi une concurrence entre journalistes. Les organisations syndicales constatent une diminution du volume de piges, « une conséquence indirecte de la rémunération à la facture », analyse Lucie Tourette, co-présidente de l’association Profession pigiste.
« Il ne faut pas lancer la pierre aux journalistes qui acceptent ces conditions de travail, ils ne sont pas responsables de cette dérive », ajoute-t-elle. Sandrine Chesnel, l’administratrice du groupe de parole de l’association sur Facebook conseille régulièrement les pigistes qui commencent leur carrière. « Pour beaucoup, la carte de presse ne sert à rien. Les jeunes générations méconnaissent leurs droits », constate-t-elle en s’interrogeant sur la responsabilité des écoles de journalisme.
Déontologie en danger
Et pourtant la carte de presse est inhérente au statut même de journaliste professionnel. « Les intérêts moraux y vont de pair avec les intérêts matériels » déclarait en 1935, Emile Brachard, le rapporteur de la loi définissant le métier de journaliste. Conscient à l’époque, qu’un journaliste précaire pouvait être plus influençable. « Un auto-entrepreneur ne peut pas invoquer la protection des sources ni refuser de rédiger des publi-reportages », s’inquiète Claude Cécile du SNJ. Le mouvement de paupérisation des journalistes a des conséquences sur la qualité de l’information produite et son indépendance. Un phénomène qui s’accentue avec l’évolution du paysage médiatique où la tendance est à la concentration des différents médias aux mains de quelques financiers.
Une seule carte de presse dans la rédaction
Il poursuit en ajoutant : « Les journalistes ont cette capacité à raconter une histoire autour d’un produit. » Le bilan social pour les rédactions : un désastre. Jean Didier, rédacteur en chef de Maison&Travaux au moment du rachat, a vu ses équipes et son budget fondre comme neige au soleil. « Nous n’avons plus eu recours qu’à des journalistes qui facturaient leurs services. L’objectif était de faire des économies sur les frais éditoriaux », se souvient-il. Les rédactions ont peu à peu été vidées de leurs journalistes et les contenus externalisés auprès d’agences de presse et de communication.
Pour Patrick Eveno, historien, les médias n’ont pas d’autre choix que de revoir leur modèle économique : « Les syndicats refusent de voir que le monde change. Le statut de journaliste est complètement exorbitant et obsolète. Il aurait dû évoluer il y a dix ans. » Le système de sous-traitance risque encore de se développer. Reworld Média est actuellement en bonne position pour racheter le groupe Mondadori (propriétaire de Grazia, Closer et Science&Vie).
Pendant ce temps, Laurence Vély a décidé de prendre un nouveau départ après l’une des expériences les plus difficiles de sa carrière. Elle vient de créer Déviations, un média en ligne où témoignent des hommes et des femmes qui braquent leur volant pour se réorienter. Des quêtes de sens, des changements de vie radicaux pour se recentrer sur l’essentiel. Beaucoup deviennent prof de yoga ou exercent une activité en lien avec la nature. Vous ne serez pas étonné d’apprendre que parmi eux, elle a rencontré beaucoup de journalistes.
« Peu d’entreprises de presse respectent
le code du travail »
Le statut des journalistes est fragilisé par les successives réformes du Code du travail. Rencontre avec Me Ilic, avocat spécialisé dans le droit du travail.
Les entreprises de presse ont-elles toujours contourné le statut de journaliste ?
Zoran Ilic. Elles font preuve d’une imagination assez importante pour contourner ce statut. Ce qui était très répandu dans les années quatre-vingt-dix, c’était de proposer aux journalistes des piges sans pour autant appliquer la convention collective. Les entreprises mettaient fin à une collaboration sans préavis, ne versaient pas de prime d’ancienneté etc.
Z. I. Cet arrêt stipule que l’employeur n’est pas tenu de fournir au pigiste un volume constant de travail. Cela signifie que le nombre de piges d’un journaliste peut désormais varier de 35 % à la baisse sans que l’entreprise de presse ne soit inquiétée. Par exemple, si un journaliste justifie d’une rémunération de 20 000 euros par an et que, du jour au lendemain, son employeur réduit son volume de piges pour ne percevoir plus que 14 000 euros, désormais, la Cour de cassation dit « passez votre chemin, il n’y a rien à voir ».
Comment expliquez-vous ce retour en arrière ?
Z. I. Le déclin des droits des salariés est un mouvement global. Plusieurs lois ont grignoté petit à petit les droits acquis par les salariés de tous les secteurs et, par conséquent, cela touche les journalistes. Je pense à la loi Rebsamen, à la loi El Khomri et dernièrement aux ordonnances Macron. Ces évolutions législatives ont été accompagnées par les magistrats de la Cour de cassation qui, arrêt après arrêt, sont revenus sur la jurisprudence qui existait. Depuis que Jean-Yves Frouin a pris la tête de la chambre sociale de la Cour des cassation en 2014, notre justice sociale est plus clémente à l’égard des entreprises.
Cette rupture n’a-t-elle pas créé un fossé générationnel entre journalistes ?
Z. I. Oui, c’est évident. Avant les années deux mille, les journalistes recrutés avaient de bonnes chances d’être intégrés en CDI, avec application de tous les droits de la convention. Aujourd’hui, je connais très peu de journalistes qui bénéficient d’un contrat de travail lorsqu’ils commencent leur carrière. Au mieux, on leur propose des piges, mais souvent on leur propose de s’affilier à l’Agessa ou de monter une micro-entreprise. Actuellement, être journaliste est un véritable sacerdoce. Peu d’entreprises de presse respectent le code du travail.
La création en 2009 du statut d’auto-entrepreneur représente-t-elle une menace supplémentaire pour les journalistes ?
Z. I. Tant que les journalistes arrivent à vivre de ce statut – et certains parviennent à en vivre bien – ils ne vont pas engager une procédure pour requalifier leur relation de travail. C’est uniquement lorsque la collaboration cesse qu’ils prennent conscience de la catastrophe. Par ailleurs, le SNJ a mené une campagne de sensibilisation en 2016 qui semble avoir porté ses fruits. Pour le moment, je n’observe pas une recrudescence des litiges autour de ce statut, mais cela viendra sans doute plus tard…
Z. I. Oui, assurément. Les nouvelles technologies sont rarement synonymes de nouvelles méthodes de management. Ces médias cherchent à réaliser des économies à tous les niveaux. La rémunération des salariés suit logiquement ce même principe. Les coûts sont rationalisés au maximum. C’est pourquoi les journalistes, quand ils sont payés, sont le plus souvent rémunérés en droits d’auteurs, honoraires… Les médias traditionnels contournent eux aussi la convention collective des journalistes. Je défends beaucoup de dossiers de journalistes employés en CDD d’usage dans l’audiovisuel public. Les jeunes multiplient les contrats courts pendant des années et un beau jour on leur dit : « Merci, au revoir ». Je peux également vous citer le cas de photographes qui travaillaient à la pige depuis vingt-cinq ans pour l’AFP. Ils étaient missionné du jour au lendemain. Ils servaient de bouche-trous sur les tableaux de service. Ils remplaçaient au pied levé des salariés en CDI mais n’avaient droit à rien : pas de salaire fixe, pas de congés… Nous avons poursuivi l’entreprise et ils ont obtenu gain de cause.
Dans quel état d’esprit vos clients poussent-ils la porte de votre cabinet ?
Z. I. Il y a deux cas. D’un côté, il y a ceux qui sont encore en activité mais qui viennent s’informer car la situation leur est désavantageuse. Ils sont encore indécis et ne savent pas s’ils vont poursuivre en justice leur entreprise. Et puis, de l’autre côté, il y a ceux dont le contrat a été rompu. Ceux-là sont désespérés mais déterminés à agir car ils n’ont plus rien à perdre. En revanche, après la procédure, nombreux sont ceux qui sont dégoutés par la presse et changent d’orientation.
Alice Kachaner
@AKachaner
30 ans
Année spéciale à l’EPJT
J’aime la radio, la presse écrite et la photo.
Passée par Radio France, Nice Matin et le service éco du Figaro.
Passion cachée pour les faits divers, le thé vert et la gym suédoise.
Remerciements
Au photographe Nathanael Charbonnier pour le prêt des photographies de manifestations qui illustrent cette enquête.
Egalement aux illustrateurs Schvartz, Diego Aranega et Jerc pour nous avoir autorisés à utiliser leurs dessins.
Vous pouvez retrouver les dessins
– de schvartz sur son blog
– Diego Aranega sur sa page Facebook
– de Jerc également sur sa page Facebook, voire acquérir son recueil contenant une compilation des 40 dessins de la saison 2017-2018, toujours via sa page FB
Pour aller plus loin
Ouvrages
- Sauvons les médias, Julia Cagé éditions Le Seuil, 2015
- Les Médias sont-ils sous influence ? Patrick Eveno, éditions Larousse 2008
- Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Alain Accardo, réédition Agone 2007
Ressources web
*Données chiffrées
- Observatoire des métiers de la presse : https://data.metiers-presse.org/explore.php#bar/alljournalists/journalistNumber/ageSlice/genderDistribution/none/2010/none
- Site de la CCIPJ: http://www.ccijp.net
- Baromètre social des Assises du journalisme: https://www.journalisme.com/wp-content/uploads/2018/03/BaromètreSocial2018.pdf
*Syndicats
Sites de la SNJ, SNJ-CGT, CFDT et fils Twitter de représentants syndicaux
*Législation
*Documentation
- Journalistes
– De quoi vivent les journalistes, enquête de la SCAM, nov 2013 - Reworld média
– Pascal Chevalier (Reworld Media) « Nous regardons plus de dossiers d’acquisition à l’international qu’en France ». JDN
– Reworld Media lorgne Mondadori France Les Echos, 19 janvier 2018. - Droits d’auteur
– Rémunération des journalistes : la grande magouille des droits d’auteur Acrimed,12 novembre 201
– Aymeric Caron, ex-rédacteur en chef de « Rolling Stone », poursuit le magazine en justice Les Inrocks, 4 avril 2018
– La société Evene (groupe Le Figaro) condamnée pour travail dissimulé Télérama, 21 décembre 2012 - Pure players
– De l’information au piège à clics, Télérama, 21 décembre 2012