L’université

Entre ville et réserve

Un pont entre deux mondes, c’est le rôle que tente de jouer l’université Wilfrid-Laurier, de Brantford. En effet, l’inclusion des peuples amérindiens est une des principales problématiques à laquelle doivent répondre les institutions de la société canadienne. Mais ce n’est pas une mince affaire tant les deux communautés sont encore séparées.

Par Pablo Menguy, à Brantford (Canada)

Lorsqu’on se balade dans le centre-ville de Brantford, petite ville canadienne à une heure de Toronto, il est impossible de louper ce mur. C’est un beau mur coloré, orné de nombreux motifs traditionnels amérindiens, certains abstraits, d’autres moins : une tortue et des poissons, représentants officiels d’une ancienne prophétie amérindienne ; une main tendue, symbole de réconciliation. Un autre mur, encore plus grand, imposant, mais tout autant en couleur, se trouve dans la réserve amérindienne de Six-Nations, à vingt-cinq minutes de Brantford.

Deux murs, donc. L’un au cœur d’une petite ville blanche de province, non loin de l’université Wilfrid-Laurier. L’autre, au cœur d’une réserve amérindienne. Deux murs très proches, mais aussi très loin. Deux murs, deux mondes, mais les mêmes artistes. Ce sont des étudiants, des professeurs et des artistes chiliens qui ont imaginé, dessiné, puis mis en couleur ces deux fresques. Avec un nom à la clé : le projet TAG. Tout ce beau monde coordonné par un élément central, l’université Wilfrid-Laurier.

Mur peint lors du projet TAG dans la réserve de Six-Nations. Photo : Medardo Freire

« Grâce à ce projet, j’ai pu rencontrer beaucoup de jeunes Amérindiens. Aujourd’hui, on reste en contact. Ce genre d’activités, ça solidifie des relations, aucun doute là-dessus », s’enthousiasme Jay Ridehout, étudiante à Brantford. Elle se définit elle-même comme une settler (une installée), mot utilisé pour désigner les non-Amérindiens qui habitent sur les terres des premiers habitants du Canada.

Bonnie Whitlow est très fière de ce mur. Originaire de Six-Nations, cette employée de l’université joue aujourd’hui le rôle de lien entre la réserve amérindienne et Wilfrid-Laurier. Bonnie, elle est partout, tout le temps. Tantôt aidant un jeune de Six-Nations à remplir son dossier d’inscription à l’université, tantôt corrigeant les home-works (devoirs maison) d’un autre venu lui demander des conseils. « Certains élèves amérindiens ne se sentent pas en confiance en arrivant à l’université. Ils ont besoin d’aide, encore plus que les autres. » Le fossé est en effet souvent très vaste entre la culture amérindienne et celle de l’université.

Pour Heather, Mady et Ivory, rien de mieux que de déguster une soupe au centre lorsqu’il fait –15 °C dehors. Photo : Pablo Menguy/EPJT

Et tout ceci, Bonnie le fait sur son lieu de travail, à l’Indigenous Center (centre amérindien) de l’université. Elle en est même la responsable et ce depuis 2011, date de l’ouverture. Les cinq employés du centre proposent de l’accompagnement scolaire, de l’aide à l’organisation ou encore des séances pour lutter contre le stress scolaire. Si tout ce programme est en priorité destiné aux élèves amérindiens, tous les étudiants sont bienvenus. Que ce soit pour se faire aider ou tout simplement discuter avec le personnel.

Derrière ce premier objectif, celui de l’accompagnement, se cache une autre mission, plus complexe et plus floue. La mission de rapprocher deux mondes. Celui de la réserve amérindienne et celui des élèves canadiens qui n’ont souvent que des connaissances très limitées – voir aucune – sur la culture et l’histoire autochtone. Pour cela, le centre organise une multitude d’activités qui a toujours pour but de lier et de rapprocher ces élèves. Les deux murs peints sont pour le moment le plus gros projet mais beaucoup d’autres, plus petits, attirent aussi du monde.

Cette semaine, Samuel, 23 ans, fais partie des élèves qui s’occupent de la soupe à l’Indigenous Center  (pour activer les sous-titres, cliquer sur l’icône en bas à droite de la vidéo).

Les élèves ont par exemple la possibilité de participer à des récoltes traditionnelles de maïs, à des ateliers de fabrication de bijoux amérindiens. Ils peuvent aussi de déguster une soupe le mardi midi. Faire le pari du lien humain dans l’espoir de créer un lien social, plus global, voilà le travail de Bonnie et de ses collègues.

John, 25 ans, s’occupe également de la soupe pour la première fois (pour activer les sous-titres, cliquer sur l’icône en bas à droite de la vidéo).

« On est vraiment partis de loin avec certains élèves qui ne connaissaient rien à la culture amérindienne. Certains en avaient même peur. Une fille nous a raconté qu’elle venait seule à la soupe du mardi car ses amies pensaient que nous étions des sorcières », se désole Bonnie. Mais, aujourd’hui, les mentalités évoluent, constate-elle. Tant du côté des élèves amérindiens, qui hésitent moins à s’inscrire à l’université, que du côté des non-Amérindiens, qui montrent un plus grand intérêt pour l’histoire du Canada et de la culture autochtone.

Quand Bonnie est arrivée en 2011, seuls onze élèves de la réserve étaient inscrits sur le campus. « Avant 2011, avoir des élèves de la réserve, ce n’était vraiment pas une priorité pour l’université. La prise de conscience a commencé à s’opérer doucement au cours des années deux mille. C’est pour cela que l’université a ouvert l’’ndigenous Center et m’a engagée », témoigne Bonnie. En 2017, ils étaient 56 élèves de Six-Nations à être inscrits à Wilfrid-Laurier.

L’Indigenous Center n’est pas le seul programme mis en place par l’université pour répondre à ce besoin de reconnexion. Tous les élèves en première année au campus de Brantford ont pour obligation de prendre un cours d’introduction à l’histoire amérindienne. « L’ignorance de certains de ces élèves me choque beaucoup, témoigne Darren Thomas, professeur d’études amérindiennes. Le problème, c’est qu’au collège et au lycée, on ne leur enseigne quasiment pas ces questions, alors que c’est fondamental pour comprendre le pays aujourd’hui. » Lui-même est originaire de la réserve des Six-Nations.

D’où aussi l’importance de projets comme le mur pour apprendre de manière moins scolaire. Jay Ridehout, une étudiante qui a participé à TAG, se rappelle : « J’ai entendu beaucoup de jeunes dire qu’ils apprenaient des choses sur la colonisation pour la première fois. Le fait d’avoir participé aux peintures, d’avoir été immergé avec des Amérindiens, je pense que ça en a changé beaucoup. »

« L’université ne va pas assez loin dans son programme d’intégration. Les dirigeants pensent comme une entreprise, il leur faut de la rentabilité à court terme. A la fin de la journée, ce n’est pas une question de bonne volonté, mais de dollars. »

Darren Thomas, professeur d’études amérindiennes

S’il reconnaît que l’université a fait des progrès dans l’intégration de la communauté amérindienne, Darren reste critique. Pour lui, l’université n’en fait pas assez et ne pousse pas sa politique d’intégration assez loin. « C’est une entreprise. Quand elle investit dans des programmes d’aide à l’intégration, il faut qu’il y ait un retour sur investissement. Or, les programmes d’intégration comme les bourses se mesurent sur le long terme, explique Darren. A la fin de la journée, ce n’est pas une question de bonne intention mais de dollars », déplore-t-il.

Ces programmes d’aide financière sont en effet importants pour la communauté amérindienne. Pour elle, le prix élevé à payer pour entrer à l’université reste un obstacle majeur. Mais l’argent est loin d’être la seule barrière. La conquête des cœurs est aussi primordiale. « En 2004, quand Wilfrid-Laurier a lancé une politique timide pour attirer des élèves amérindiens, en ouvrant des cours sur la culture et l’histoire amérindienne par exemple, ça ne marchait pas bien. Ça n’a pas eu un gros succès », explique Gary Warrick.

La soupe du mardi peut aussi être l’occasion pour choisir la prochaine sortie parmi celles organisées par l’Indigenous Center. C’est ce que font Alex, Jessy, Madison et Megan. Photo : Pablo Menguy/EPJT

Ce professeur, qui enseigne depuis que le campus a ouvert ses portes en 1999, s’est vu confier le premier cours d’études amérindiennes en 2004. « Les élèves amérindiens avaient peur de venir à Brantford. Ils se sentaient seuls, peu en sécurité. Les familles se faisaient ensuite passer le mot à l’intérieur de la réserve comme quoi il ne fallait pas aller à l’université. C’était très handicapant pour nous. L’ouverture de l’Indigenous Center en 2011 a beaucoup rassuré », se rappelle Gary.

« Quand je suis rentrée à l’université, certaines personnes ont arrêté de me parler, car ils me considéraient comme une traître. »

Bonnie Whitlow, responsable de l’Indigenous Center

Pour les familles, laisser partir leur enfant à l’université a une portée symbolique très lourde, bien plus profonde que de « simples » études.  « Certaines d’entre elles considèrent qu’envoyer leur enfant à l’université est une trahison envers leur propre peuple. C’est parfois vu comme une abdication devant les personne qui nous ont envahi et ont détruit notre mode de viev», explique Bonnie.

Cela renvoie également au traumatisme de ces milliers d’enfants, enlevés de force à leur famille, pour être placés dans des institutions, les Residential Schools, afin d’être « civilisés ». Une politique d’assimilation forcée, qui a démarré au XIXe et qui a duré plus d’un siècle.

Quand elle est entrée à l’université Mac-Master, un établissement non loin de la réserve des Six-Nations, à la fin des années quatre-vingt-dix, Bonnie était la seule de sa famille à partir étudier dans une « université occidentale ». « Certaines personnes que je connaissais ont arrêté de me parler. Ils me considéraient comme une traître », raconte-t-elle, encore émue.

« Les hésitations viennent aussi du problème de la langue », explique Bonnie. L’apprentissage renvoie en effet à cette idée de destruction culturelle. Les parents se retrouvent dans un dilemme complexe : étudier à l’université en langue anglaise revient à accepter et à légitimer la présence « étrangère » sur les terres de leurs ancêtres. Une idée inconcevable pour certains, qui le vivent toujours comme une forme de colonisation.

« Quand on parle anglais, on adopte aussi certaines normes liées à la langue. Le langage forme notre façon de faire et de penser, continue Bonnie. Mais c’est une question sans fin, un cercle vicieux. Regardez, même moi là, je parle en anglais, donc d’un certain côté, j’aide à coloniser. Mais je m’appelle officiellement Kawennakon Bonnie Whitlow. Entrer à l’université ne m’a pas fait perdre mon nom amérindien. Au contraire, je le mets en avant. »

Chaque semaine, un nouveau groupe d’élèves se relaie pour faire la soupe du mardi.
Cette semaine, c’est au tour des étudiants en master de criminologie. Photo : Pablo Menguy/EPJT

Pour Bonnie comme pour les deux professeurs que nous avons rencontrés, envoyer son enfant à l’université n’est pas une trahison. C’est au contraire un moyen d’aider la communauté. « On cherche à montrer aux populations amérindiennes qu’étudier dans une université dite ”occidentale” est un moyen pour promouvoir la culture amérindienne et non pas de la dévaloriser », explique Gary Warrick.

Le professeur essaie toujours de trouver une balance dans la forme de ses cours entre le modèle amérindien et celui non-amérindien afin que tout le monde s’y retrouve. « Je privilégie les cours en cercle, où chacun parle et donne son avis, ce qui est plus proche de la pédagogie des natifs. J’essaie de promouvoir l’art et la parole. Même si, parfois, je suis obligé de faire des cours plus classiques quand les classes sont trop nombreuses », explique Gary.

« Certains sont réticents à se déclarer comme amérindiens. Ils ont peur d’être mal vus ou d’être dévalorisés. »

Margaret Neveau, Indigenous Center

« On a aussi passé beaucoup de temps à répertorier les élèves amérindiens qui n’habitaient pas dans la réserve. Même si les choses évoluent, certains sont réticents à se déclarer amérindiens. Ils ont peur d’être dévalorisés ou d’être mal vus », explique Margaret Neveau, responsable de la relation avec les élèves à l’Indigenous Center. Elle soulève ici un autre problème fondamental, ancré dans l’histoire du pays et dans celle de la ville de Brantford tout particulièrement : le racisme envers la communauté amérindienne.

Façade de l’Indigenous Center. Photo: Pablo Menguy/EPJT

« Historiquement, les relations entre la ville et la communauté native sont terribles », explique Bonnie. Selon elle, le racisme est encore prégnant à Brantford. « Dans les années quatre-vingt-dix, le gouvernement a voulu mettre plus de moyens dans les réserves. Mais il s’y est mal pris. L’État a baissé les taxes et a distribué des subventions. Mais cela a surtout augmenté des trafics en tout genre. La consommation d’alcool dans les réserves a également augmenté », déplore-t-elle.

En dehors des cours donnés aux étudiants, les membres de l’Indigenous Center organisent des réunions pour mieux faire connaître l’histoire de la ville et de la culture amérindienne. Car, pour eux, le rôle de l’université ne s’arrête pas à apprendre aux élèves. L’objectif est de se servir de l’influence et de la légitimité de l’université pour toucher les habitants, les convaincre. Recréer, ou créer tout simplement, du lien social. Et ce, grâce au savoir.

Faire découvrir la culture amérindienne aux habitants de Brantford grâce à la légitimité de l’université, une autre mission vaste et complexe

Le centre organise par exemple des conférences ouvertes sur le rôle des Residential Schools. Si la dernière a fermé en 1996, c’est encore aujourd’hui un lourd traumatisme pour les populations amérindiennes qui demandent réparation. « Après les conférences, des gens viennent me voir en me disant qu’ils n’étaient absolument pas au courant, et me demandent ce qu’ils peuvent faire pour aider », se réjouit Bonnie.

Certains choisissent de venir à l’Indigenous Center uniquement pour se sentir à l’aise et travailler.
C’est par exemple le cas de Krystene.  Photo: Pablo Menguy/EPJT

Pour Gary Warrick, le campus de l’université, dont les bâtiments sont répartis dans le centre de Brantford, joue aussi un rôle protecteur. Cette configuration incite les jeunes Amérindiens à se rendre en ville. Ce qui était loin d’aller de soi il y a encore quelques années. « L’enceinte du campus est réconfortante pour eux, ils se sentent plus en sécurité. Avant, ils avaient parfois peur de se mélanger avec les habitants, tellement la défiance de la population était grande », analyse le professeur.

Pour lui, outre le campus, l’Indigenous Center joue encore davantage ce rôle de protecteur et ce pas uniquement pour les Amérindiens : « Il est intéressant de noter que de nombreux élèves issus d’autres minorités, comme les élèves noirs, aiment venir ici, ils s’y sentent bien .» Et il ajoute en souriant, « Noirs, Blancs, Amérindiens, de Brantford ou de la réserve, créer des liens parmi tout ce beau monde, c’est peut-être ça, finalement, le but final de l’université ».

Pablo Menguy

@Pablo_Menguy
22 ans
Etudiant en licence professionnelles presse écrite, en mobilité au Canada en 2018-2019. Passionné par l’actualité internationale et les questions sociétales. Passé par LeMonde.fr, La Croix, L’Obs et L’Orient le Jour