Taxis : la modernité à reculons

Victorine Gay, Sara Guillaume et Robin Wattraint

Taxis : la modernité à reculons

Taxis : la modernité à reculons

Victorine Gay, Sara Guillaume et Robin Wattraint
Photos : Victorine Gay, Sara Guillaume et Robin Wattraint
26 janvier 2016

Mardi 26 janvier, tôt le matin. Les taxis entament leur énième manifestation contre les VTC et Uber qu’ils accusent de ne pas respecter la loi. Mais face à la concurrence des véhicules de tourisme avec chauffeur plébiscités par les usagers, ils doivent se moderniser, améliorer leurs services et innover. Ce qu’ils font, mais lentement et parfois sans enthousiasme. Une enquête des étudiants de deuxième année de journalisme de l’Ecole publique de journalisme de Tours (EPJT).

Une profession qui doit évoluer

Avec l'appli Nightcab, la compagnie G7 veut s’adresser aux jeunes.

Uber, Heetch, Mapool, LeCab : les applications liées au transport urbain sont de plus en plus présentes sur nos Smartphones. Jusqu’ici chasse gardée des véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), elles séduisent désormais les taxis. C’est le cas notamment de la compagnie G7 qui a investi plus de 1 million d’euros pour lancer la sienne, NightCab, en septembre dernier. Le principe : 20 % de réduction sur les courses entre 22 heures et 5 heures les jeudis, vendredis et samedis, pour les fêtards de moins de 26 ans. « Nous nous sommes rendu compte que les jeunes trouvaient les taxis trop chers, explique Nicolas Banchet, directeur général adjoint de Taxis G7. Pour casser cette impression, il fallait que nous envoyions un message fort dans leur direction, en rendant le service plus attractif. » Thomas Thévenoud, à l’origine d’un rapport puis d’une loi sur les taxis, salue cette initiative. « Cela va dans le bon sens, estime le député de Saône-et-Loire. Comme quoi la concurrence a du bon : les taxis comprennent qu’ils doivent innover. Ce service avait besoin d’un coup de jeune. »

Les taxis sont contraints de payer des charges et une licence dont le coût peut atteindre 200 000 euros à Paris.

Des velléités de changement qui n’étaient, au départ, pas partagées par les taxis eux-mêmes. En juin 2015, les manifestations ont fait trembler les grandes villes, de Paris à Toulouse en passant par Lyon. Mardi 26 janvier 2016, ils sont 1200 à bloquer les principaux accès de la capitale. La cible : Uber. L’entreprise a créé en 2009 l’application éponyme qui assure le transport de personnes par des véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) diplômés. Puis en février 2014, une autre application : UberPop. Elle propose le même service mais de particulier à particulier et ne requiert ni licence ni diplôme pour ses conducteurs. C’est elle notamment qui a provoqué le premier mouvement de colère des chauffeurs de taxi contraints, eux, de payer des charges et une licence. Le coût de celle-ci peut atteindre 200 000 euros à Paris. Certains ont même agressé les chauffeurs qui utilisaient l’application.

Malgré ces violences, ils ont en partie obtenu gain de cause. Au cours de l’été, le gouvernement a suspendu puis interdit UberPop. L’application Uber, quant à elle, demeure légale, mais les chauffeurs de VTC ont interdiction de prendre des clients à la volée. Si les VTC bénéficient de la géolocalisation, ils doivent être réservés avant la course. Aujourd’hui, les taxis les accusent de contourner cette règle : « Il y a des rabatteurs pour les VTC dans les gares, qui nous prennent des clients illégalement, grommelle Youssef, un chauffeur de taxi parisien. Cela entraîne une certaine confusion. Il n’y a pas longtemps, une dame est montée dans mon taxi en pensant que je l’attendais, alors qu’elle avait réservé un VTC après avoir parlé à un de ces rabatteurs. » Karim Asnoun, secrétaire général de la CGT-Taxis et chauffeur indépendant, dénonce lui « une concurrence déloyale ».

Mais cet enjeu n’est pas aussi présent dans certaines autres grandes villes étrangères. « À New York par exemple, les taxis circulent plus volontiers en banlieue que chez nous. Et parfois, les gens se les partagent sur un trajet », détaille Olivier Razemon, journaliste spécialiste des transports au Monde. Autre différence : dans la métropole américaine, chaque taxi a le droit de circuler 24 h/24, alors que les compteurs se bloquent au bout de onze heures d’activité à Paris. Mais les chauffeurs ont une part de responsabilité que l’on ne peut mettre de côté : ils continuent, pour la plupart, à s’opposer aux forfaits pour faire le trajet entre le centre de la capitale française et les différents aéroports.

À Stockholm (Suède), Berlin (Allemagne) ou Prague (République Tchèque), ce système est déjà mis en place et permet aux clients de savoir combien ils paieront avant même le début de la course. En France, comme en Belgique ou en Italie, c’est au point mort. « Dans ces pays-là, les taxis sont associés au luxe et ne s’adressent quasiment qu’à une clientèle d’affaire  », observe Olivier Razemon.

Tradition contre uberisation

Devant la gare du Nord, les taxis, en file indienne, attendent les clients.

Dans le quartier de la gare du Nord, la concurrence est donc toujours présente, même si les VTC stationnent discrètement dans les rues adjacentes. Au contraire, les taxis sont eux bien visibles, garés les uns derrière les autres en face de l’arrivée des voyageurs. Malgré une circulation anarchique, tout semble réglé comme du papier à musique. Les taxis ne restent pas longtemps dans la file. « Les gens se dirigent naturellement vers nous, nous sommes reconnus, explique Sekou. Les taxis existent aux quatre coins de la planète. Tout le monde les connaît et les repère. »

Mais l’arrivée des VTC leur a fait perdre des clients. « Il faut qu’ils s’adaptent, avance Olivier Razemon. Ces derniers mois, 5 000 taxis parisiens de la compagnie G7 ont, par exemple, adopté la cravate. C’est bien, cela va dans le bon sens. » Mais est-ce suffisant ? Entre les fréquents refus d’aller en banlieue et une politesse souvent critiquée, des efforts restent à faire.

L’essor d’Uber est dû en partie à l’insatisfaction des utilisateurs de taxis

 Olivier Ezratty

Thomas Thévenoud le conçoit également. « Ce genre de métier repose beaucoup sur l’accueil, la courtoisie, la gentillesse. Il faut que les taxis entretiennent avec le client une relation particulière », assure l’ancien ministre. Dans les écoles de taxis parisiennes, c’est donc également un point sur lequel on insiste. « La politesse est cruciale. Sortir de la voiture, ouvrir les portières, c’est quelque chose d’agréable pour le client et que nous devons faire. Nous le demandons donc à nos élèves, lance Abdelkader Morghad, moniteur au centre de formation de la Fédération nationale des taxis indépendants (FNTI). Le relationnel, c’est le plus important dans notre métier. »

Un discours partagé par Didier Hogrel, président de la Fédération nationale des taxis (FNDT), qui attire l’attention sur « les nombreux projets et les gros efforts faits par les taxis pour progresser ». Il évoque notamment « une meilleure qualité de service, tant au niveau de la tenue vestimentaire des chauffeurs que de la propreté de leurs véhicules. » Des exigences qui semblent basiques mais auxquelles certains semblent peu sensibles. Comme ce taxi qui répand allègrement les miettes de son sandwich sur les sièges en cuir de son véhicule.

Source : Observatoire Taxi / VTC. Réalisation : Sara Guillaume.

C’est notamment ce laxisme qui a mené à l’explosion d’Uber. « Cet essor est dû en partie à l’insatisfaction des utilisateurs de taxis », note Olivier Ezratty, spécialiste en stratégies produits et marketing. Pourtant, les taxis de nombreux pays profitent pour le moment d’une protection relative : la France, l’Espagne, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas ont posé leur veto à l’application UberPop, jugée déloyale. Enfin, en Allemagne, c’est même l’ensemble des branches d’Uber qui est interdit.

Une décision qui n’a suscité que très peu de contestations, puisque seuls 1 600 chauffeurs utilisaient l’application, soit peu de monde face aux 50 000 taxis allemands. Mais ces derniers proposent des chauffeurs bilingues, un compteur à zéro au moment de la prise en charge du client, des sièges enfants et la possibilité de payer par carte bancaire ou via la plateforme de paiement automatique Paypal. De nombreux services qui sont la preuve qu’Outre-Rhin, les compagnies ont su anticiper cette nouvelle concurrence.

Le phénomène d’« uberisation » reste toutefois puissant et il peut être difficile de l’enrayer. « À New York, Uber avait ainsi été interdit par le maire, Bill de Blasio. Il a ensuite fait machine arrière à la demande des électeurs. La loi évolue en partie en fonction des consommateurs », observe Olivier Ezratty.

Les nouvelles technologies, dernier cheval de bataille

La géolocalisation, une modernisation en cours des taxis.

À l’opposé des taxis français, Uber offre un service irréprochable et des prix défiant toute concurrence. Début octobre, la société a annoncé une baisse des tarifs de 20 %. « Nous ne pourrons jamais être au niveau d’Uber ou de Heetch, nous le savons. Notre but n’est pas de nous aligner sur quelque chose d’inatteignable », nuance Nicolas Banchet. La compagnie Taxis Bleus, elle, a malgré tout tenté de se positionner avec une course à 10 euros dans Paris intramuros les vendredis et samedis soirs.

Une nouveauté relativisée par les taxis eux-même. « C’est avant tout un coup marketing », assure Karim Asnoun. Sekou abonde : « À Paris, à ces horaires-là, on ne fait de toute façon que des petites courses. Cela dépassent rarement les 12 euros. » D’ailleurs, pour lui, taxis et VTC sont deux professions complémentaires. Il concède qu’aux heures de pointe, il est sans doute plus attractif de prendre un VTC, qui proposera un prix fixe. Ainsi, même bloqué dans les embouteillages, on ne risque pas de voir le prix s’envoler. Réduire l’incertitude du client, c’est aussi l’objectif de Thomas Thévenoud quand il propose de mettre en place un forfait d’approche. « Le prix affiché sur le compteur au moment où l’on monte dans le taxi serait ainsi toujours le même », explique-t-il. Mais pour l’instant, cela n’a pas été mis en place.

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Sekou préfère mettre en avant les initiatives déjà prises pour améliorer les services de taxis : « Grâce à la loi Thévenoud, les compagnies qui nous louent le véhicule et la licence ont généralisé la présence d’un TPE (terminal de paiement électronique, NDLR) dans la voiture pour que nos clients puissent régler la course par carte bancaire. » Les 8 000 taxis de la compagnie G7 en sont déjà équipés. « Mais pour marquer le coup, nous allons lancer une opération satisfait ou remboursé, indique Nicolas Banchet. Si un client nous signale qu’on lui a refusé le paiement par carte bancaire, la somme qu’il a payée lui sera remboursée. »

Autre projet, la géolocalisation des taxis, promue par l’État et a été mise en place à partir de l’automne dernier. Elle permet de connecter chauffeurs et usagers. « Le numérique est l’aspect principal sur lequel les taxis peuvent s’améliorer », assure Thomas Thévenoud. Pour Nicolas Banchet, « le métier se destine en effet à être de plus en plus connecté. » Pour autant, le directeur adjoint général de la compagnie de taxis G7 n’attend rien de particulier de ce projet. Si la volonté de suivre l’évolution technologique est bel et bien présente, les résultats, eux, se font souvent attendre. En octobre 2014, la mairie de Paris a mis en ligne une application, Paris Taxis. Basée sur la géolocalisation, elle est passée quasiment inaperçue. En cause : un manque de communication et des bugs sur les téléphones portable. Toujours en fonction, elle est cependant tombée dans les oubliettes d’Internet. Échaudées par des échecs, les compagnies restent donc prudentes.

Devant la gare du Nord, où les taxis se plaignent plus qu’ils innovent, une certaine lassitude s’installe donc. Mais qu’ils profitent de l’attente dans la file pour jeter un œil à leur téléphone ou pour régler leur GPS, les chauffeurs restent tous attentifs au ballet des voyageurs sur le trottoir. Dans le contexte actuel, chaque client est précieux. Il n’est pas question d’en rater un qui n’aurait pas compris qu’il devait se diriger vers le premier taxi de la file. Comme Sekou le lâche du bout des lèvres, « c’est la guerre ».