Source de conflit

Clément Piot

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Source de conflit

Clément Piot
20 juillet 2017
Le décodex

Le journal Le Monde a lancé début février 2017 un nouvel outil : le Décodex, un moteur de recherche classant les différents sites d’information en ligne selon leur fiabilité. Malgré les débats suscités par leur initiative, les journalistes de la rubrique « Les Décodeurs » continuent de défendre leur vision de l’éducation aux médias. Et n’arrêtent pas de le faire évoluer.

Londres : les bus affichent une publicité “à la gloire d’Allah” d’une organisation liée au djihad. » L’information est intrigante, les djihadistes seraient-ils déjà en Europe prêts à nous imposer leur loi ?

Le site dreuz.info semble tenir ici une exclusivité. Les médias nous mentiraient-ils ? En haut à droite du navigateur internet, une pastille rouge apparaît suivie d’un message : « Ce site diffuse un nombre significatif de fausses informations et/ou d’articles trompeurs. Restez vigilant et croisez avec d’autres sources plus fiables. »

Ce message, c’est celui du Décodex. Mis en ligne par « Les Décodeurs » du journal Le Monde en février 2017 après plus d’un an de travail sur le projet, cet outil répertorie plus de six cents sites Internet d’information et les classe selon leur fiabilité.

Les sites à pastille rouge sont peu fiables et diffusent régulièrement de fausses informations. Les sites moyennement fiables ou trop orientés politiquement héritent d’une pastille orange. Ceux généralement fiables, autrefois labélisé en vert, sont désormais marqués d’un gris plus neutre avec une invitation à recouper l’information avec d’autres sources. Et la pastille bleue est réservée aux sites parodiques ou satiriques. Au-delà de cet annuaire, le Décodex propose également un plug-in à implémenter sur son navigateur afin d’être prévenu lorsque l’on arrive sur un site à la fiabilité douteuse, ainsi qu’un bot sur la messagerie de Facebook qui répond automatiquement aux interrogations des internautes à propos d’une source.

Pour Adrien Sénécat, journaliste aux « Décodeurs » du Monde, l’idée de départ du Décodex est claire : « Donner facilement au lecteur accès à des informations simples sur les sources qu’il consulte. » Car, si Internet permet à chacun d’exprimer ses avis et points de vue, beaucoup s’en servent aussi pour diffuser de fausses informations à des fins idéologiques. Devant la multiplication de ces fake news (fausses informations) qui peuvent rapidement devenir virales sur les réseaux sociaux, certains Internautes peuvent se laisser berner.

Un regard critique sur l’info

L’objectif des Décodeurs est donc d’apprendre aux gens à rester prudent face à une information et à la vérifier en recherchant plusieurs sources fiables. Pour cela, le Décodex met à disposition plusieurs articles et tutoriels afin d’apprendre à chacun à vérifier la crédibilité d’un sondage ou l’origine d’une image trouvée sur le Web qui pourrait être un montage ou une photographie utilisée dans un mauvais contexte.

Lorsque les faux sont omniprésents, le regard du lecteur doit être critique. Et ce doute sur la véracité de l’information ne doit pas se limiter aux sites complotistes ou d’extrême droite.

Tout journaliste peut se tromper, l’information trouvée sur un site fiable n’est pas nécessairement vraie. « Il y a toujours un travail de déconstruction et de réflexion critique à avoir sur l’info, rappelle Adrien Sénécat, peu importe le site sur lequel on est. » Il voit d’ailleurs dans ce travail l’aboutissement de la réflexion des « Décodeurs » : « Le Décodex invite à ne pas se ruer sur des informations et à ne pas les partager avant d’avoir pris le temps de les décortiquer. »

Identifier les médias peu fiables permet également de mettre en valeur les journalistes sérieux. Selon Adrien Sénécat, le bon journaliste est « celui qui va chercher les bonnes informations, les vérifier et bien les expliquer ». Beaucoup de sites se décrivent comme des sites de réinformation et veulent être une alternative aux médias traditionnels, voire les concurrencer. Or, loin de réinformer leurs publics, ils les désinforment. « Nous ne nous considérons pas comme concurrents de Dreuz info, explique le journaliste du Monde. Nous sommes concurrents de ­Libération, du Figaro, de journaux qui font de l’information respectable avec des journalistes qui vérifient leurs sources et qui corrigent leurs erreurs quand ils en font. » Aucun journaliste n’est en effet à l’abri de commettre une erreur, mais celle-ci doit être corrigée, signalée au lectorat et, surtout, ne pas être diffusée sciemment.

L’opinion n’est pas le fait

Les faits sont vérifiables, les diffuseurs ou relayeurs de fake news sont donc identifiables et il est logique de leur attribuer une pastille rouge. Mais lorsqu’il s’agit des sites de journalisme d’opinion, le cas est plus épineux pour le Décodex. Dans sa ­première version, ces sites étaient parfois classés en vert, parfois en orange voire même en rouge dans certains cas.

Nombreuses ont été alors les critiques : on accusait le journal Le Monde de faire des choix arbitraires orientés par une idéologie. « Leur esprit critique est très largement préoccupé à débusquer les mensonges et approximations des gens qu’ils détestent, attaque Gilles-William Goldnadel, avocat et éditorialiste pour le magazine Valeurs Actuelles catégorisé moyennement fiable par le Décodex. Lorsque l’esprit critique est partiel on a le droit d’être critique envers lui. »

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Le moteur de recherche Décodex recense plus de 600 sites.

L’éditorialiste accuse notamment Le Monde de ne classer comme moyennement fiable que les médias de droite ou d’extrême-droite. Or, le journal très orienté à gauche Fakir de F­rançois Ruffin a lui aussi eu droit à sa pastille orange. Le problème n’est donc pas ­l’orientation mais bien l’opinion elle-même. Car la frontière entre fait et opinion est parfois volontairement floutée par les journalistes, rendant la classification difficile.

« ­L’opinion ne pose pas de problème en soi, le tout est de bien la distinguer des faits, précise Adrien Sénécat. En regardant les tribunes de Gilles-William ­Goldnadel on peut repérer de grosses erreurs factuelles. » Sous couvert d’opinion, certains n’­hésitent ­effectivement pas à diffuser de fausses informations. Les Décodeurs reconnaissent toutefois que la première version du Décodex n’était pas juste à ce sujet et ont donc déclassé plusieurs sites d’opinion, comme celui de Fakir, en indiquant simplement en gris qu’il s’agit d’un journalisme orienté et qu’il est donc nécessaire de ne pas considérer cela comme des faits absolus.

« Il y a un gros travail de pédagogie à faire auprès des lecteurs sur la différence entre faits et opinions », explique Adrien Sénécat. Les Décodeurs ont donc ajouté une catégorie intermédiaire, le site des tribunes du Monde y a d’ailleurs été classé.

Un autre journalisme

La pastille orange a également surpris d’autres médias : les sites d’information indépendants. Si certains sont un vivier de fake news et de théories complotistes, d’autres sont au contraire tout à fait sérieux et revendiquent ­simplement une autre hiérarchisation de l’information et une autre vision de l’actualité. C’est notamment le cas du site Mr Mondialisation.

« Ce classement est une insulte pour nos travailleurs, estime son fondateur qui a souhaité rester anonyme. D’autant plus que nous prenons précisément soin de sourcer chacune de nos informations. » S’il reconnaît être un média engagé, il affirme que ses « informations n’ont rien de moyennement fiables ». Il voit dans cette mise à l’écart un mépris de classe journalistique.

Les sites Internet comme Mr Mondialisation reconnaissent ne pas avoir les moyens financiers et humains d’une rédaction comme celle du Monde, mais ils n’estiment pas pour autant faire du mauvais travail. « Ces grands journaux ne conçoivent pas qu’une autre forme de médiatisation puisse se professionnaliser sans leurs moyens tentaculaires », estime le rédacteur en chef du site. Mr ­Mondialisation s’est depuis vu retirer son ­étiquette orange, retrouvant une couleur neutre et une invitation pour le lecteur à recouper les sources.

Pour un Décodex collectif

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Si le site consulté est jugé peu fiable, le lecteur est immédiatement prévenu par le plug-in installé sur son navigateur.

 

Le Monde est parfois en décalage avec son époque et les nouvelles façons de s’informer, notamment celles liées au numérique. Les sites comme Mr Mondialisation sont très appréciés, notamment des jeunes générations, pour leur indépendance économique et leur liberté de ton. Pour le fondateur de Mr Mondialisation, « la rupture avec la jeune ­génération est consommée ».

Les sites indépendants ont la confiance de certains publics qu’a pu perdre Le Monde. Mais ils n’ont pas les mêmes moyens et ne peuvent donc pas réaliser autant d’enquêtes aussi approfondies. C’est pourquoi « les deux univers doivent apprendre à coexister et non pas chercher à se détruire », explique le jeune journaliste.

Le Web est le monde du participatif, de l’horizontalité. Et un Décodex ne parviendra à rassembler qu’en s’adaptant à cela. Pour Louise Merzeau, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Nanterre, ce travail doit plutôt être fait « par des ­collectifs sur la bases de règles transparentes comme dans Wikipédia où tout peut être discuté » (voir notre interview).

Le Monde a, avec le Décodex, un monopole de la critique des sources et de la labélisation des médias, ce qui fait du journal l’objet de nombreuses attaques. Mais aucune alternative n’a été proposée pour le moment. Adrien Sénécat le reconnaît, « dans un monde idéal, il faudrait que ce travail soit le plus open source possible ».

Mais à l’heure où les fake news se propagent très facilement et peuvent influencer des suffrages électoraux, il était, selon lui, important d’agir. « Tous les sites que l’on a classés en rouge ont des pages Wikipédia ridiculement petites, regrette le journaliste, car personne ne s’y est intéressé. » Dans leurs pages dédiées à ces sites, les Décodeurs ­mettent d’ailleurs à disposition les quelques articles d’autres médias les ayant étudiés.

Mais pour Les Décodeurs, pointer du doigt les sources peu fiables étaient une nécessité. « Dreuz info, La gauche m’a tuer, Réseau Voltaire ou toutes les pages ­Facebook d­’extrême-droite sont très contents que personne ne parle d’eux », ­explique-t-il. Ces diffuseurs de fausses informations jouent en effet beaucoup sur la crédulité des lecteurs. Une image qu’ils partagent peut être vue des dizaines de milliers de fois sur Facebook par des Internautes qui ne connaissent pas forcément les pages qui la relaient.

Comprendre qui parle

Le Décodex, loin d’une police de la pensée que certains décrivent, appellent simplement à la prudence et donne des clés pour vérifier l’information. Sur les réseaux sociaux, il est parfois difficile de savoir qui s’adresse à nous, les pages Facebook évoluent constamment, ­disparaissent puis réapparaissent sous un autre nom, si bien que l’on ne sait pas toujours qui se cache ­derrière le pseudo.

« Avant, lorsque vous regardiez une chaîne, vous saviez de qui il s’agissait, explique Adrien Sénécat. Lorsque vous achetiez un journal au kiosque vous saviez ce que c’était. Aujourd’hui vous êtes sur Internet et vous ne savez pas toujours qui vous parle. » Faire tomber ces masques, voici l’objectif des Décodeurs.

Le Décodex répond donc à ce besoin du public parfois peu au courant de l’existence de ces sites de désinformation. « Nous partons du principe que 95 % des gens ne connaissent pas ces sites, ce qui est normal car ce n’est pas leur métier, explique le ­journaliste. On ne peut pas demander au citoyen lambda de connaître La gauche m’a tuer, Dreuz info, etc. »

« Les deux univers doivent apprendre à coexister et non pas chercher à se détruire »

Rédacteur en chef de Mr Mondialisation

Aujourd’hui, environ 40  000 ­personnes ont installé le plug-in sur leur navigateur Internet et, chaque mois, plusieurs centaines de milliers de recherches sont faites sur le moteur de recherche Décodex. Si l’outil fait débat chez les intellectuels et subit bien des attaques, il a vraisemblablement trouvé un public. Adrien Sénécat reconnaît toutefois que la version actuelle n’est pas absolument parfaite, « même si elle est déjà bien utile ». Les Décodeurs ont toujours voulu un outil évolutif, « de nouvelles fonctionnalités sont d’ailleurs en cours de développement », nous a confié Adrien Sénécat, il n’a pas voulu en dévoiler plus.

La prochaine version du Décodex fera peut-être l’unanimité. Aujourd’hui, l’outil des Décodeurs du Monde continue de provoquer des commentaires. Adrien Sénécat et ses collègues s’amusent des réactions : « Si l’on regarde les avis sur le site, ce sont soit des gens qui disent que, ça y est, c’est le contrôle de la pensée, soit ce sont des gens qui disent qu’ils trouvent le Décodex super utile. Il n’y a pas de juste milieu. »

Pascal Pouvereau, lanceur de médias participatifs

Ce jeune graphiste passionné par les médias essaie de créer une alternative au Décodex sur un modèle collectif et démocratique. Il a lancé en mars 2017 une campagne de financement participatif afin de développer son propre moteur de recherche des sources d’information qui cette fois, ne serait pas reservé au seul journal Le Monde.

Le monopole de la classification des sources du journal Le Monde a lancé de nombreux débats dans la profession. Les médias indépendants, particulièrement ceux classés peu fiables, ont élevé la voix et Pascal Pouvereau les a entendus. Fin mars 2017, il lance une campagne de financement participatif pour le projet Recodex, un moteur de recherche proche de celui du Monde mais que chaque acteur de l’information pourra s’approprier.

C’est en 2009 que Pascal Pouvereau, alors graphiste, commence à s’intéresser aux médias. Au fil des recherches et des réflexions, son regard devient de plus en plus critique et il comprend assez vite que l’objectivité de l’information n’est qu’un mythe. C’est pourquoi il crée, en 2016, reinformons-nous.fr. Ce site recense plusieurs dizaines de pages web et de personnalités catégorisés selon leur genre ou leur spécialité (médias engagés, médias participatifs, géopolitique, économie, etc). Les Internautes peuvent ensuite donner un avis sur les différents sites. Le projet se veut plus démocratique et coupé de l’influence des grands médias. Si l’initiative est intéressante, il est toutefois intéressant de noter que le site Égalité et Réconciliation du polémiste d’extrême droite Alain Soral, connu pour relayer régulièrement fausses informations et théories complotistes, recueille plus de 50 % d’avis positifs ou très positifs.

Un nouveau Décodex

Mais ce projet n’a pas connu le succès escompté. En effet, la plupart des sites atteignent difficilement la vingtaine d’avis. Pour autant, Pascal Pouvereau ne désespère pas. Le 1er février 2017, le journal Le Monde met en ligne son Décodex. Pascal est séduit par le concept mais juge l’outil trop orienté par l’idéologie du journal et, surtout, considère que celui-ci ne doit pas avoir le monopole du jugement de la fiabilité des sources. Face à l’impossibilité d’obtenir un outil objectif, il choisit d’essayer de multiplier les subjectivités en proposant un outil, le Recodex, ouvert à tous les médias. Ainsi, il espère pouvoir proposer aux citoyens une multitude d’opinions, laissant ainsi à chacun la possibilité de se forger son propre avis en croisant et en recoupant les résultats. Il lance donc en avril 2017 une campagne de financement participatif sur le site ulule.com afin de récolter les 6 000 euros nécessaires au développement de son Recodex.

Multiplier les Décodex

Le Recodex, gratuit et open source, est implanté sur le site d’information sous la forme d’un moteur de recherche. Le média peut se l’approprier et le personnaliser pour répondre à ses besoins. Certains se concentreront à la fiabilité des sources, comme le fait le Décodex du Monde, d’autres pourront s’intéresser aux financements, idéologies, etc, des pages répertoriées. Chacun sera libre d’adopter un code couleur, à la manière de la première version du Décodex, ou de publier des exemples concrets d’information ou de désinformation. L’outil s’adapte à la ligne éditoriale de son utilisateur. Pascal Pouvereau veut mettre le lecteur au centre de son projet et faire du Recodex une zone de débat entre médias et publics.

Les fake news sont bien plus nombreux et, surtout, se renouvellent perpétuellement et les débusquer peut prendre du temps

Une fois son Recodex achevé, Pascal veut aller encore plus loin en développant SourcesxCroisées, un annuaire en ligne regroupant toutes les bases de données des médias utilisant le Recodex. Le lecteur, doutant de la fiabilité d’un site d’information, pourra le rechercher dans cet annuaire et trouver tous les avis à son sujet. L’Internaute ne sera plus obligé de se contenter de l’avis des Décodeurs du Monde mais pourra le confronter à celui de tous les autres médias afin de se forger sa propre opinion.

Pascal Pouvereau compte ensuite sur les lecteurs pour donner leur avis sur les différents acteurs du Recodex afin de pouvoir identifier rapidement les moins fiables d’entre eux. Ce système permettra également d’augmenter considérablement le nombre de pages web examinées. Car, si le Décodex a déjà observé plus de 600 sites d’information, les propagateurs de fake news sont bien plus nombreux et, surtout, se renouvellent perpétuellement et les débusquer peut prendre du temps.

Le projet de Pascal Pouvereau n’a, tout comme son site reinformons-nous.fr, pas trouvé son public et la campagne de financement participatif n’a atteint que 20 % de son objectif. Malgré ses bonnes intentions le Recodex est aujourd’hui à l’arrêt, son créateur cherchant un nouveau moyen de le financer.

« Le Décodex manque en partie sa cible »

Nous avons appris la disparition, dans la nuit su 14 au 15 juillet 2017, de Louise Merzeau,  professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Nanterre. Spécialiste de l’éditorialisation, de la mémoire et des identités numérique, elle travaillait également sur les problème d’archivage du Web. Dernièrement, elle s’était penchée sur le problème des fake news, notamment pour Ina Global

Elle participait également au collectif SavoirsCom1 pour lequel elle avait publié un article sur le Décodex. C’est à ce sujet que Clément Piot l’a interviewée en mai dernier.

Comment s’informe-t-on sur Internet aujourd’hui ?

Un nombre croissant d’Internautes ne s’informent plus en allant sur les sites des médias mais les court-circuitent en utilisant directement l’information qui passe à travers leurs réseaux de proches sur les médias sociaux. Cela fait évidemment partie de la stratégie de ces médias sociaux qui font tout pour que l’Internaute reste à l’intérieur de son réseau social. Il doit pouvoir y faire tout ce qu’il a besoin de faire : s’informer, se distraire, converser, jouer ou acheter sans jamais sortir de la plateforme. A cette stratégie des acteurs correspond une transformation des usages. Aux États-Unis, les Internautes, particulièrement les plus jeunes, ne s’informent quasiment plus que par ce biais. Et en France la pratique commence à se généraliser même s’il y a encore une complémentarité des médias.

Le Monde, en ciblant les sites vecteurs de fake news, est-il en décalage avec cette façon de s’informer ?

Dès le départ, Le Décodex manque en partie sa cible. Il est prioritairement conçu pour une manière de s’informer très classique, c’est-à-dire en se rendant séparément sur chaque site. Tout le système du Décodex repose sur un système de légitimité et d’autorité qui est exactement celui que les nouvelles pratiques contestent. La première chose que l’on peut reprocher à l’outil c’est d’être efficace pour des gens déjà convaincus et donc moins sensibles aux fake news. C’est pour cela que Le Décodex est un outil de l’ancien monde. Je vois assez mal les jeunes implémenter le plug in sur leur navigateur, alors qu’ils n’utilisent plus de navigateur mais des applications sur Smartphone. Les Décodeurs manquent d’une analyse des nouveaux modes de consommation qui leur permettrait de comprendre la puissance de propagation des fake news et les logistiques de viralité.

Comment ces fakes news deviennent-elles si virales sur les réseaux sociaux ?

C’est une industrie du clic. Les mécaniques mises en place par les réseaux sociaux eux-mêmes favorisent le partage, les algorithmes mettent en avant les contenus qui font réagir. Les fake news reposent aussi beaucoup sur des usines à clics. Ce sont des gens à l’autre bout du monde qui sont payés au centime d’euro pour cliquer un nombre incalculable de fois sur un contenu pour le faire remonter dans les algorithmes. c’est une industrie du buzz. Sur les grosses fake news de la dernière campagne présidentielle américaine, il y a clairement eu ce phénomène. Un outil comme le Décodex ne peut pas lutter contre cela.

Est-ce le rôle des médias de lutter contre cela ?

Il ne faut pas que ça soit une autorité extérieure, Le Monde ou n’importe qui d’autre, qui s’institue elle-même comme autorité. Une instance verticale, institutionnelle ou étatique ne peut pas changer tout cela. Des sites participatifs, comme hoaxbusters, peuvent développer une crédibilité quasiment aussi forte que celle des réseaux affinitaires justement parce qu’ils sont contributifs. Il faut que ce soit des collectifs sur la base de règles transparentes comme dans Wikipédia. Tout peut être discuter, les gens apportent des arguments s’ils pensent que l’information est bonne et expliquent pourquoi en donnant les sources. Ce sont des habitudes à développer. Evidemment, ça ne remplace pas le buzz lui-même. Mais si les gens ont un doute, je pense qu’ils feront plus confiance à ce genre de dispositif qu’à des instances verticales, qu’elles soient médiatiques, scientifiques ou juridiques.

« L’avenir du Décodex dépendra des enjeux des années à venir »

Le Décodex est plébiscité dans les écoles dans le cadre de l’EMI (éducation aux médias et à l’information), est-ce un problème selon vous ?

Ça pourrait être très bien de l’introduire à l’école, mais pas pour apprendre à tous les petits écoliers la labélisation du Monde pour qu’ils la régurgitent telle quelle, ce serait une catastrophe. Il faudrait plutôt expliquer la différence entre un système de construction et de vérification de l’information, par exemple celui du Monde, et un autre système comme celui de Facebook. Il faut montrer que ce sont deux systèmes différents avec des dynamiques différentes, des ressorts algorithmiques différents, etc. Il n’y a pas forcément à prendre parti, ce n’est pas parce qu’on va bourrer le crâne des gamins avec ça qu’ils vont arrêter de lire Facebook, bien au contraire. Il y a une naïveté, une adoration pour Le Monde et ce mythe du journalisme objectif. Il y a beaucoup de naïveté dans l’EMI.

Le Décodex peut-il être une bonne base de travail pour développer de nouveaux outils d’EMI ?

Ce qui est très intéressant dans Le Décodex, nous l’avions souligné avec SavoirsCom1, c’est l’identification des sources, le fait d’expliquer clairement sur quel site on est, quel est ce journal, à qui il appartient et comment il est financé. Cette base d’informations va continuer à être utilisée dans d’autres initiatives. Nous discutons avec SavoirsCom1 de projets autour de cela. Le Décodex est open source et nous avons envie de reprendre cette base de données pour l’augmenter, peut-être la travailler sous une forme Wikipédia afin de documenter l’ensemble des sources des journaux en ligne.

Quel avenir a le Décodex ?

L’avenir du Décodex dépendra des enjeux des années à venir. S’il y a encore un enjeu sociétal ou politique important qui nécessite un regard de presse, alors l’outil pourra continuer à être assez visible et dynamique. Mais ils risquent d’avoir du mal à se maintenir en vie, pas par essoufflement mais par asphyxie. Ils proposent aux internautes de leur envoyer des liens suspects mais ils n’ont pas les moyens humain de tout vérifier. Est-ce qu’ils vont envisager de développer des nouveaux outils plus fins pour s’implémenter dans les réseaux sociaux ? Ce serait une évolution logique et souhaitable car si l’on cherche plus d’efficacité, il faut plutôt aller dans cette direction.

Recueilli par Clément Piot

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