Petite main du recyclage

Sophie Lamberts et Salomé Mesdesirs - Abdelhadi Laaouina pour la traduction

Petite main du recyclage

Petite main du recyclage

Sophie Lamberts et Salomé Mesdesirs - Abdelhadi Laaouina pour la traduction
Photos : Cyrielle Jardin

Voleurs d’ordures ou acteurs informels de la lutte contre le réchauffement climatique, les chiffonniers marocains vivent dans une situation précaire. Abdelmajid accepte avec fatalité un travail qui fait vivre sa femme et ses trois enfants.

Il sillonne discrètement les rues sur son âne émacié, tirant une charrette chargée d’une montagne de déchets. De temps en temps, lui et son bourricot s’immobilisent pour inspecter une poubelle, une benne, une décharge croupissante. Lui, c’est Abdelmajid. Un peu méfiant, il préfère taire son nom de famille et son adresse. Depuis deux ans, cet ancien maçon de 42 ans vit de la récupération informelle : il récupère et trie des restes de denrées alimentaires et des matériaux recyclables ou réutilisables pour faire vivre sa famille et nourrir ses animaux.

Abdelmajid est l’un des nombreux chiffonniers – ou mikhala, terme péjoratif en dialecte marocain qui signifie « pouilleux » – qui arpentent la Ville rouge. Chaque jour, il ramasse manuellement les déchets pour les vendre à une société de recyclage marrakchie; même en ce vendredi, jour chômé au Maroc. En assurant le tri des ordures, qui n’est pas encore pratiqué par les ménages, Abdelmajid est le premier maillon de la chaîne de recyclage à Marrakech. Un rôle primordial dont il n’a pas vraiment conscience.

« La religion est la chose la plus importante de ma vie »

Des vêtements rapiécés qui dissimulent un corps sec, une peau brunie par le soleil, un regard espiègle et une moustache méticuleusement taillée, Abdelmajid a tout du vieux sage. « Dieu est avec ceux qui savent se montrer patients. Je suis pauvre, cela était écrit. Je l’accueille sans contester », conte-t-il en arabe, laissant entrapercevoir un sourire édenté. Abdelmajid fait vivre ses trois enfants, âgés entre 5 et 14 ans, et sa femme, sans emploi. Il gagne 20 dirhams (1,80 euro) par jour, 35 dirhams (3,20 euros) quand il trouve du cuivre ou de l’aluminium. C’est quatre fois moins que le salaire minimum marocain, d’environ 85 dirhams (7,80 euros) journaliers. « La mort attend tout le monde, riches ou pauvres, rassure l’homme. Ce qui est réellement important c’est d’être bien éduqué, de mener une vie droite dans le respect des autres et de la religion. »

Abdelmajid passe son enfance dans le village de Sidi Bou Othmane, à 30 kilomètres au nord de Marrakech. Orphelin, c’est son grand-père, imam, qui l’élève, au rythme des khutbah, ces sermons lus à la mosquée chaque vendredi. De là vient sa foi, inébranlable. « La religion est la chose la plus importante dans ma vie », affirme-t-il avec un geste de la main pour chasser les mouches attirées par l’odeur acide de ses vêtements.

Abdelmajid devient berger, à défaut d’aller à l’école. Analphabète, l’homme se refuse à une autre vie : « Je n’ai pas fait d’études, je ne peux pas rêver. » Mais la sécheresse qui s’abat dans sa campagne ne lui permet pas de gagner sa vie. Il s’installe donc à Marrakech. Là, tout s’accélère : il déniche un gagne-pain dans la maçonnerie et rencontre sa future femme, Fatiha, qui vit alors dans la maison mitoyenne. Abdelmajid avoue s’être marié « par nécessité », pour trouver un plat chaud et un sourire réconfortant à la fin d’une journée laborieuse. Aujourd’hui, c’est par amour qu’il travaille à la sueur de son front pour nourrir sa famille.

A 40 ans, une douleur aiguë au pied l’arrache à son travail de maçon grâce auquel il réussissait à gagner sa vie. Avec l’appui financier d’un associé, il investit alors dans un troupeau de moutons et, sur les conseils d’un voisin, devient chiffonnier. Deux activités qui se marient parfaitement : les moutons paissent, broutent et se nourrissent des restes alimentaires pêchés dans les décharges. À la fin de l’année, il verse la moitié de ses bénéfices à son associé et vend quelques bêtes lors de l’Aïd el-kébir, la fête la plus importante de l’islam. « J’espère bientôt acheter mon propre bétail pour être libre et indépendant », aspire-t-il, en invoquant Allah.

« Le plus dur, c’est le regard des autres »

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Infections cutanées et pulmonaires, produits cancérigènes, odeurs pestilentielles d’acide sulfurique et de reliefs de repas… Le métier de chiffonnier est pénible, parfois dangereux. « Le plus dur, c’est le regard des autres », lâche Abdelmajid, sans perdre son sourire. Solitaires, chassés par la police, les chiffonniers subissent aussi la concurrence des entreprises de nettoyage privées qui ferment leurs portent aux analphabètes, faute de diplôme suffisant. Les chiffonniers vivent comme des ombres à Marrakech.

Mais leur situation – intenable – évolue lentement vers des conditions de travail plus décentes. Dans le sud de Rabat, une coopérative de tri des déchets s’est développée sur le site d’une décharge, pour enfin institutionnaliser le métier. Les chiffonniers y gagnent un peu plus du salaire minimum marocain. À Marrakech, l’activité est encore informelle.

« Il m’arrive de vouloir tout laisser tomber. Mais je me répète la bismillâh, tous les matins. » Un mot arabe inscrit dans chacune des sourates du Coran qui signifie : « Je fais toute cette action grâce à Dieu / avec le Nom de Dieu ». Aujourd’hui, Abdelmajid s’accorde enfin le droit de rêver. Un songe simple, à son image : « Mon souhait le plus cher est que mes enfants étudient et réussissent à l’école. Je ne veux pas qu’il soient contraints de faire un travail qui ne leur correspond pas », livre le chiffonnier, avant de filer se laver et se changer pour la grande prière du vendredi midi.

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