Le bonheur est
dans la chèvre

Justine Cantrel, Nadezhda Driamina, Kevin Verger

Le bonheur est
dans la chèvre

Le bonheur est
dans la chèvre

Justine Cantrel, Nadezhda Driamina, Kevin Verger
24 mars 2016

En cette période de crise agricole généralisée, une filière semble tirer son épingle du jeu : l’élevage de chèvres. S’il a connu une crise en 2009, le secteur est aujourd’hui bien portant, en particulier dans le Grand Ouest de la France. La raison de cette exception caprine : une production adaptée à la consommation, en constante progression.

« On appelle cela le “taxi à lait” », sourit Stéphane Chartier, en poussant une petite carriole transportant un bidon de lait encore fumant. Il est 6 heures du matin. L’éleveur se charge de nourrir les chevreaux dans le bâtiment de la ferme de Channay-sur-Lathan qu’il exploite avec Sandrine, sa conjointe, en Indre-et-Loire. Sandrine trait les 150 chèvres que compte leur groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec), créé en 2005. Vingt-cinq animaux se tiennent de part et d’autre de l’allée centrale et attendent chacun de donner, chacun leur tour, leurs 2 litres de lait. Quand vient le tour des jeunes chèvres, l’exercice s’avère plus mouvementé. Elles sont agitées car pas encore rodées.

Cette routine matinale n’a pas été bouleversée, ces dernières semaines, par les manifestations des agriculteurs : nos deux chevriers ne sont pas concernés par la crise. Cette dernière touche principalement les éleveurs de porc et les producteurs de lait de vache. Ils expriment leur colère depuis quelques mois, à grand coup d’actions symboliques. De l’avis général, c’est la crise la plus grave que connaissent ces agriculteurs depuis des décennies. Elle a poussé mi-mars la Commission européenne à envisager le retour des quotas laitiers qu’elle avait supprimés en 2015.

Après une période difficile, et malgré des fragilités, la filière caprine semble  faire exception dans le paysage de l’économie agricole française. Elle se porte aujourd’hui bien mieux que sa cousine bovine. C’est particulièrement vrai dans le Grand Ouest : deux tiers de la production laitière caprine française provient des régions Centre-Val de Loire, Poitou-Charentes et Pays de la Loire.

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Quand la chèvre rit

A Channay-sur-Lathan, Stéphane Chartier s'occupe chaque matin de ses 150 chèvres. Photo : K. V./EPJT

A quelques kilomètres de la ferme de Stéphane et Sandrine, à Marcilly-sur-Maulne, au nord-ouest de l’Indre-et-Loire, Thibaut Gourinel a lui aussi le sourire. Il est à la tête de la ferme pédagogique La Cabrett’ du Viornay depuis 2010. Chaque jour, dès 7 heures du matin, il moule le lait de chèvre dans son laboratoire. A côté, Sabrina, sa salariée, se charge de saler les fameux Sainte-Maure-de-Touraine, ces fromages de chèvres labellisés Appellation d’origine protégée (AOP) depuis 1990. « Il y a une forte demande en lait de chèvre, explique Thibaut Gourinel. Les échos sont plutôt positifs. On n’entend pas d’éleveurs se plaindre, contrairement aux éleveurs bovins et porcins qui manifestent ces derniers temps. »

C’est après une reconversion à 180 degrés que Thomas et Elise Deschamps se sont lancé, il y a peu dans l’élevage caprin. Lui œuvrait dans les travaux publics. Elle occupait un poste d’éducatrice spécialisée dans un foyer pour jeunes. Le couple, aujourd’hui marié, s’est rencontré lors d’une formation agricole. Ils ont décidé l’an passé de se tourner vers la chèvre, en reprenant ensemble la ferme des grands-parents de Thomas, à deux pas de La Cabrett’ du Viornay, côté Maine-et-Loire. « Le bâtiment existait déjà. Il accueille désormais ces 80 demoiselles », explique Elise en montrant son troupeau de biquettes, pas farouches pour un sou, dans une chèvrerie remise à neuf.

Pourquoi les chèvres ? « C’était vraiment un coup de cœur. Ce sont des animaux à taille humaine. Et puis quand nous avons monté le projet, nous nous sommes rendus compte que la valorisation du lait de chèvre est supérieure à celle du lait de vache. En agriculture biologique encore plus. Et en transformant le lait en fromage, davantage encore. » C’est l’une des spécificités de la filière caprine : près de la moitié des exploitants vendent en circuits courts, directement à la ferme ou au marché. Un avantage considérable pour les éleveurs qui ont fait le choix de transformer leur lait en fromage.

Les bûches d’Elise et Thomas Deschamps ne sont pas traversées par le fameux brin de paille, signe distinctif de l’AOP Sainte-Maure-de-Touraine. « Elle embête tout le monde pour découper le fromage », sourient les deux jeunes éleveurs. Cette paille pèse pourtant lourd dans le marché caprin. Le sainte-maure a détrôné le crottin de Chavignol en 2006 sur la première marche du podium des AOP fromages de chèvre en termes de quantité produite. Le Centre-Val de Loire et ses cinq AOP régionales représente, pour sa part, 60% de la production nationale de fromage de chèvre AOP. Un atout important dans un marché plutôt porteur : la campagne laitière 2016 démarre mieux que l’année dernière (+ 5 % de lait produit).

L’institut d’étude de consommation Kantar Worldpanel a constaté, de son côté, une hausse de 8 % de la demande de fromage de chèvre en France, entre 2007 et 2013. Le prix est également révélateur : en moyenne, ce produit laitier coûte 11,5 euros le kilo, contre 8,6 euros pour le fromage de vache. L’industrie agroalimentaire a joué un rôle dans ce qu’on pourrait appeler la « démocratisation » du fromage de chèvre. Ce dernier donne de la valeur à de nombreux produits transformés : « En ajoutant un peu de fromage de chèvre sur une pizza ou dans une salade, on peut faire augmenter son prix », commente Laurent Ferré, directeur de l’Union départementale des syndicats d’exploitants agricoles (UDSEA) d’Indre-et-Loire, filiale de la FNSEA, syndicat majoritaire. Mais la filière ne s’est pas toujours aussi bien portée.

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Le caprin, brebis galeuse en 2009

« On n’entend pas d’éleveurs caprins se plaindre, comparés aux éleveurs bovins et porcins. » Thibaut Gourinel. Photo : N. D./EPJT

La production caprine a connu une période de sous-production, notamment en 2005, suite logique de la hausse de consommation. Pour faire face à la demande croissante, l’Hexagone a importé des fromages en provenance de l’Espagne ou des Pays-Bas. Cette forte arrivée de produits étrangers a eu des répercussions sur les élevages français : lorsque les productions domestiques ont repris de la vitesse, en 2009, il a fallu rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande. Un processus lent : « Arrêter la machine importation a pris du temps », explique Vincent Lictevout, conseiller caprin à la chambre d’agriculture de la région Centre-Val de Loire.

Les laiteries ont essayé de réguler : elles ont imposé des « références », sortes de quotas de production. « Elles ont du mal à comprendre qu’un animal n’est pas un robinet », déplore le syndicaliste Jean-Philippe Bouet, membre de Coordination rurale 37. Pour ce dernier, la régulation devrait plutôt venir des pouvoirs publics.

Ce fut le cas en 2012, pendant la crise : un médiateur a été nommé par le ministère de l’Agriculture. Les importations ont finalement diminué de moitié et les prix, qui avaient dégringolé (de 557 euros pour 1 000 litres de lait en 2009 à 521 euros pour 1 000 litres en 2012), ont finalement un peu augmenté à partir de 2012. Mais c’est surtout en 2013 que le lait a retrouvé de la valeur : + 6 points sur son prix moyen et + 1,8 % sur le prix du fromage en magasin.

Autre conséquence inéluctable de la crise : le nombre d’éleveurs a chuté. Un quart des producteurs a mis la clé sous la porte entre 2009 et 2012 en Poitou-Charentes, première région française en nombre de chèvres. « Pour tous ceux qui venaient de s’installer, ça a été très difficile, reconnaît Thibaut Gourinel. Beaucoup n’ont pas tenu la route. »

Les jeunes exploitants et, plus largement, tous ceux qui sont récemment installés, sont les premières victimes des crises qui touchent à tour de rôle tous les secteurs agricoles. En cause : l’endettement. « Nous avons contracté de gros emprunts pendant les premières années, se remémore Sandrine Chartier. Nous n’avons pas pu nous verser de salaire au début. Aujourd’hui, ça va mieux, le plus dur est passé. Mais nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve. » Pour débuter leur activité il y a six mois, Elise et Thomas Deschamps ont, quant à eux, investi 200 000 euros pour la chèvrerie, le laboratoire de transformation, la salle de traite et le matériel. « Pour l’instant, on ne se dégage aucun salaire, confient-ils. Nous prévoyons de nous verser un Smic chacun au bout de cinq ans. » C’est peu, au regard des sacrifices financiers et personnels qu’exige leur métier au quotidien.

Un équilibre à affiner

En 2015, Thibaut Gourinel a produit 9 tonnes de fromage. Photo : EPJT

L’équilibre du secteur demeure fragile. Les coûts de production, qui augmentent parallèlement au coût de la vie, n’ont pas baissé. Les éleveurs qui s’en sortent le mieux sont ceux qui arrivent à subvenir aux besoins alimentaires de leurs animaux avec leur propre production. C’est le cas de Thibaut et Karine, grâce à leur ferme pédagogique : en plus de leurs chèvres, ânes et chevaux, les jeunes éleveurs possèdent 25 hectares de prairies et 13 hectares de céréales. « C’est notre fierté, se félicite Thibaut. Quand on voit le coût [de l’alimentation], pouvoir tout produire, c’est plutôt gratifiant. »

Les agriculteurs ne font pas tous le choix de nourrir leur bétail de manière autonome, ce qui leur évite de nombreuses contraintes. Mais pour ceux qui doivent acheter les aliments, les risques de pertes sont plus importants. Entre 2010 et 2013, plusieurs épisodes de sécheresse ont frappé la France et le prix des matières premières a augmenté. Les éleveurs ont dû acheter des aliments composés pour nourrir leurs bêtes.

Selon Thomas Deschamps, pour pouvoir vivre de son exploitation, il n’y a que deux alternatives : « Soit il faut un gros cheptel (qui permet de produire beaucoup de lait, NDLR) soit on reste sur de petits troupeaux, et il faut transformer le lait. » Les éleveurs qui produisent leur fromage et le vendent semblent avoir été moins touchés par la crise que ceux qui collectent uniquement le lait. Cela s’explique par le contexte actuel de consommation : les produits locaux connaissent une forte demande de la part des consommateurs. Chaque année, en France, environ 18 000 tonnes de fromage de chèvre fermier sont produites, contre 90 000 tonnes de fromage industriel. 82 % de ce fromage produit en France est vendu et consommé dans le pays. Le fromage de chèvre reste une sorte d’exception hexagonale.

Dans ce contexte, de nombreux professionnels du secteur prônent une régulation de la filière par les pouvoirs publics. Comme Jacky Salingardes, président de l’Association nationale interprofessionnelle caprine : « Aujourd’hui, il n’y a aucune restriction. La filière peut vite être déstabilisée. » Laurent Ferré, directeur de l’UDSEA Indre-et-Loire, précise aussi que la chèvre est « inconnue de la Politique agricole commune [de l’Union européenne]. Seuls les Français sont concernés par cette affaire. »

Aujourd’hui, il n’y a aucune restriction.
La filière peut vite être déstabilisée

Il n’y a jamais eu de régulation de la filière caprine car elle reste minoritaire : la France ne compte que 15 000 exploitations caprines, contre 72 000 exploitations bovines laitières. « Il n’y a ni concurrence mondiale ni cours mondial du lait de chèvre », poursuit le syndicaliste. Des rapports ont été rendus au ministère de l’Agriculture, en 2008, pour tenter de réglementer la filière. « Mais ça n’a jamais abouti », déplore-t-il.

Même son de cloche du côté de la Coordination rurale : « On n’arrive pas à se fédérer, on n’est pas assez nombreux, regrette Jean-Philippe Bouet, éleveur, membre du syndicat. La chèvre, c’est une production de niche. » Une niche, certes, mais bien portante et en expansion. Durant la seule année 2015, un pic de 6 % de la consommation de fromage de chèvre a été enregistré.