La vie entre deux sexes
Illustration : Annabelle Djakpa
Vous ne les connaissez pas, pourtant ils représentent 1,7 % de la population. Les intersexes sont les grands invisibles de la société. Ils refusent d’être assimilés à des erreurs de la nature.
Par Thibault Chauvet, Clémence Drouet, Margaux Lacroux
Lil’ est intersexe. Elle souffre du syndrome de Morris, ce qui la rend insensible aux androgènes.
« À l’adolescence, j’avais le sentiment d’être une sorte d’hybride chelou, une anomalie de la nature, un être d’une inutilité absolue. Plus tard, j’ai appris que j’étais stérile, que j’avais des chromosomes de mec et que toute ma vie en tant que fille n’avait été qu’un mensonge. »
Elle est étudiante en école d’infirmière. Elle a 24 ans et vit dans le centre de la France avec son copain, Sébastien. Une jeune femme ordinaire qui a une vie ordinaire. Mais Lil’ a appris, sur le tard, qu’elle possédait une particularité.
Comme 1,7 % de la population, elle est intersexe. Elle possède à la fois des attributs féminins et masculins. Lil’ ne se sent ni homme ni femme ; plutôt les deux à la fois.
L’anatomie des intersexes est très variable. Elle diffère d’un individu à l’autre. À la naissance, ceux qui ont à la fois des attributs masculins et féminins visibles se font souvent opérer. L’intersexualité de Lil’, elle, était invisible. Elle avait des testicules internes, un vagin, un embryon d’utérus et pas d’ovaires. Alors qu’elle n’était âgée que de quelques jours, elle a été opérée d’une hernie. Elle pense que, lors de l’intervention, le chirurgien a vu ses testicules internes mais a préféré se taire. Elle a donc longtemps cru avoir une anatomie parfaitement féminine.
Note : Dans l’idéal, Lil’ aimerait que l’on emploie « ille » au lieu de « il » ou « elle ». Pour faciliter la lecture de cet article, nous n’utiliserons pas de terminologie neutre. Nous garderons donc le féminin, genre/sexe avec lequel elle a grandi.
Opèrations : le silence radio
Photo : Clémence Drouet/EPJT
Si l’adolescence est une période délicate pour chacun d’entre nous, elle l’est encore plus pour un intersexe. C’est souvent quand le corps subit ses premières transformations que surviennent les interrogations. « À 14 ans, je m’inquiétais de ne pas voir arriver mes règles. Je suis allée faire une échographie. Mais bon, discours rassurant, j’ai pris mon mal en patience », se souvient Lil’.
Au lycée, quelques années plus tard, les doutes refont surface. « J’ai traîné ma mère chez mon généraliste. Il m’a prescrit une prise de sang avec dosage hormonal. Là, on a découvert que j’avais un taux de testostérone parfaitement dans les clous. Pour un homme », ironise-t-elle.
Elle a 17 ans et elle apprend qu’elle est atteinte du syndrome de Morris : elle est génétiquement homme (XY) mais a une apparence totalement féminine. Elle ne peut pas développer de caractères mâles tels que les testicules externes ou la pilosité puisqu’elle est insensible aux hormones mâles, les androgènes. Lil’ doit donc se plier à un traitement hormonal pour éviter le développement de symptôme similaires à ceux de la ménopause. Si elle ne prenait pas son traitement, elle pourrait par exemple souffrir d’ostéoporose malgré son jeune âge.
Lil’ a aussi subi une chirurgie exploratrice pour vérifier l’existence d’organes mâles et femelles. Sans l’avoir au préalable informée, le médecin lui impose une gonadectomie : il lui retire ses testicules intra-abdominaux. Explication post-opératoire : « J’ai enlevé tout ce qui était de trop. » C’est vrai que, si elle n’avait pas été opérée, Lil’ aurait risqué de développer des tumeurs. Elle regrette pourtant l’intervention : « On ne m’a même pas expliqué ce qu’on me faisait. Avec le recul si on me demandait mon avis je dirais non. »
Pressions sur les parents
C’est souvent dans le silence et l’inquiétude que se font ces opérations. Le sociologue Thierry Goguel d’Allondans a passé trois ans à rédiger un livre sur la jeunesse lesbienne, gay, bisexuelle, transsexuelle et intersexe (LGBTI). Il affirme que certains chirurgiens imposent ces interventions. Ils font pression sur les parents afin que des opérations de réassignation génitale soient effectuées dès la naissance. Ils ne prennent pas le temps d’expliquer la différence génitale de ces enfants.
Par peur de la différence, bon nombre de parents acceptent l’opération, espérant ainsi améliorer la qualité de vie de leur enfant. La société française étant binaire, attribuer un sexe à son enfant est rassurant. Thierry Goguel d’Allondans le déplore : certains chirurgiens iraient même jusqu’à désinformer les familles afin que celles-ci acceptent l’opération. Il ajoute : « La mère d’un enfant intersexe m’a expliqué que le chirurgien lui avait dit que, sans opération rapide, son enfant allait décéder. »
Lil’ et son compagnon. Sébastien. Photo : Clémence Drouet/EPJT
Si nombre de médecins et de chirurgiens ont le bistouri facile c’est que le plus souvent ils ignorent presque tout de l’intersexualité. Admettre qu’un individu peut être à la fois homme et femme est pour eux inconcevable. « En même temps, au cours de mes études, je vois bien que ce qu’on nous enseigne est ultrabinaires. Je pense que pour les médecins c’est pareil. Nous sommes conditionnés. Il faut être dans la normalité », admet Lil’.
Ce que les médecins ignorent sans doute également, c’est que ces opérations sont considérées comme des mutilations. Depuis 2003, l’Organisation internationale des intersexes (OII) défend le droit à l’autonomie corporelle, à disposer de son corps. Et ne permet donc pas que l’on impose son sexe à un nouveau-né. Fondateur et porte-parole de l’OII, Vincent Guillot est lui-même intersexe. Il a milité pour la reconnaissance des mutilations génitales par l’ONU. En 2013, celles-ci ont été inscrites sur la liste des tortures au même titre que l’excision.
Peu visibles car souvent internés
Ce type d’opérations sur les enfants créent des séquelles tant au niveau physique que psychique. En grandissant, certains ne se reconnaissent pas dans le genre qu’on leur a attribué. Quelques uns sont prêts à subir d’autres opérations pour en changer. S’ajoutent de lourds traitements hormonaux accompagnés de thérapies psychologiques.
Thierry Goguel d’Allondans a rencontré des individus détruits par ce long et rude parcours. Le cas d’un intersexe de 21 ans – auquel on a attribué le sexe masculin à la naissance – qui avait célébré autant d’anniversaires que subi d’opérations, l’a particulièrement marqué. Sujet à des troubles mentaux, il a été placé en établissement psychiatrique. Pour le sociologue, si les intersexes sont aussi peu visibles dans notre société, c’est que nombre d’entre eux sont internés. Et peu de personnes sont des spécialistes de la cause intersexe. Beaucoup reste à faire pour que leur situation s’améliore. C’est par exemple le cas au niveau juridique.
Vers des avancèes juridiques
Photo : Thibault Chauvet/EPJT
Comme nombre d’intersexes et d’organisations qui s’occupent de cette question, Lil’ demande à ce que l’on cesse les opérations sur les mineurs. Mais tabou chez les médecins, loin des préoccupations politiques du moment, le sujet peine à mobiliser. Même du côté des intersexes. « Je cantonne mon militantisme derrière mon ordinateur parce que je suis quelqu’un de très timide. Je ne me vois pas porter des banderoles. Mais ça me semble être un minimum qu’on arrête d’opérer des gens et encore plus des nouveaux nés », explique Lil’.
Le Comité des droits de l’enfant (CRC), qui s’est tenu à Genève les 13 et 14 janvier 2016, s’est prononcé sur la situation en France. Dans son compte rendu, il regrette que l’État favorise « les interventions chirurgicales sur les nouveau-nés intersexués afin de leur donner une identité précise, interventions dépourvues de toute finalité médicale et justifiées par des raisons esthétiques et sociales ».
Le 29 janvier, le comité a publié ses observations finales et a recommandé que la France mette en place un protocole de santé pour les enfants intersexes. Dans l’idéal, les médecins devraient suivre trois démarches. D’abord, informer de manière appropriée les enfants et leurs parents de toutes les options possibles. Puis investir les enfants autant que possible dans la décision. Troisièmement, arrêter les opérations ou les traitements non nécessaires.
« Moi je ne me sens pas fille, donc ça m’embête de voir un F sur ma carte d’identité »
La difficulté de notre pays, c’est qu’à la naissance, on doit obligatoirement attribuer au enfants un des deux sexes « homologués ». On doit inscrire H ou F sur l’état civil. Certains médecins utilisent cet argument pour justifier les opérations sur les enfants présentant une ambiguïté sexuelle. Le droit peut cependant évoluer et offrir des solutions. Un délai pourrait être accordé aux enfants, qui décideraient plus tard de ce qu’ils souhaitent voir figurer sur leurs documents d’identité. C’est déjà le cas en Allemagne depuis le 1er novembre 2013 : la mention « indéterminé » peut être inscrite à l’état civil et ce jusqu’à ce que les intersexes déterminent eux-mêmes leur sexe.
En Suisse, la Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine recommande de ne prendre aucune décision significative visant à déterminer le sexe avant que l’enfant soit capable de se prononcer par lui-même, c’est-à-dire généralement entre 10 et 14 ans. Cette conception convient à Lil’ : « De manière générale, je pense qu’on devrait attendre que les personnes s’auto-identifient et qu’ils “s’autogenrent”, qu’ils soient intersexes ou pas. »
Source : Droits de l’homme et personnes intersexes, document publié par le Conseil de l’Europe
« Moi je ne me sens pas fille, donc ça m’embête de voir un F sur ma carte d’identité », poursuit Lil’. Elle, se sent « fluide ». Elle aimerait bien apposer la mention neutre sur ses documents d’identité mais n’a entamé aucune démarche. Celles-ci sont longues, pénibles pour un résultat aléatoire. En août 2015, pour la première fois en France, un intersexe a été reconnu de sexe « neutre » par le tribunal de grande instance de Tours. Le sexagénaire n’avait pas subi d’intervention chirurgicale et avait été déclaré homme à la naissance. Mais en mars 2016, la cour d’appel d’Orléans est revenue sur cette décision et a refusé la reconnaissance de cette mention à l’état civil.
Ce combat juridique ne concerne pas tous les intersexes. « Ils ont des demandes individuelles. Ils sont aussi diversifiés que notre société. Chacun à des besoins différents », explique Mila Petkova, l’avocate du demandeur de la mention neutre. Pour beaucoup, la mention neutre ou la reconnaissance d’un troisième sexe serait peut être encore plus stigmatisantes.
Les intersexes sont aussi diversifiés que notre société. Chacun à des besoins différents.
Ceux qui ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été attribué engagent une procédure pour modifier leur état civil. Sur ce plan-là, le système français est très contraignant. Il autorise ces changements à condition que les transformations physiques visibles soient irréversibles. Ainsi, si Lil’ voulait devenir homme sur son état civil, elle devrait subir des opérations chirurgicales et/ou des traitements hormonaux qui transformeraient son métabolisme.
Les juges pourraient demander une expertise médicale pour avoir la preuve formelle de sa stérilité et du changement de son apparence. Lil’ pourrait également avoir à justifier d’un suivi psychiatrique, demander à son entourage de témoigner de son comportement masculin, etc. Toutes choses qui allongeraient considérablement la procédure.
Pourquoi est-ce que l’on ne pourrait pas se passer de l’inscription du genre et du sexe sur nos documents d’identité et administratifs ? C’est ce que réclame l’OII. Mais, en droit, la mention du sexe sur l’état civil reste déterminante pour établir la filiation des personnes. C’est elle qui permet de relier les enfants à leurs parents et de différencier les statuts de père, mère, fils et fille. « La paternité est liée au genre masculin et la maternité au genre féminin. Les règles d’établissement de la filiation sont donc sexuées », explique le juriste Philippe Reigné.
Les enfants d’une personne qui ne serait reconnue ni femme ni homme sur l’état civil ne pourraient tout simplement pas hériter de leurs parents. « À terme, on arrivera sans doute à supprimer la mention du sexe pour des raisons de simplification. Mais auparavant, il faudra désexuer les modes d’établissement de la filiation », précise l’avocat. Cela risque de prendre du temps au même titre que l’évolution des mentalités.
Faire son nid dans la sociètè
Photo : Clémence Drouet/EPJT
Vivre son intersexualité au sein de la société n’est donc pas simple. D’ailleurs, ce terme est soit inconnu, soit associé à des stéréotypes. Ce que confirme Thierry Goguel d’Allondans : « Demandez à des personnes dans la rue de donner une définition du terme intersexe. À 90 % elles ne sauront pas vous répondre. » L’expression fait invariablement écho à l’hermaphrodisme. Mais dans la mythologie grecque, les hermaphrodites ont un pénis et un utérus, ce qui n’est pas le cas des intersexes.
À 17 ans, lorsque Lil’ apprend son intersexualité, la nouvelle lui fait l’effet d’une bombe. La peur d’être jugée ou d’être considérée comme un monstre est très présente. Lil’ apprend par la suite que sa tante a vécu la même chose, elle aussi est atteinte du syndrome de Morris : « Elle l’a appris à 20 ans. Dans les années soixante-dix, c’était moins évident d’aborder le sujet en société et ça reste toujours un tabou dans ma famille », explique Lil’. Seulement quelques personnes de son entourage sont au courant de son syndrome mais elle le vit mieux que sa tante car aujourd’hui les mentalités progressent.
« Un jour une amie m’a demandé si j’étais hermaphrodite comme les escargots. Je lui ai léché la joue en lui disant : “Ouais, t’as vu, je bave” »
Elle parle volontiers de son intersexualité lorsqu’on lui pose des questions : « Je me suis toujours dit que si je pouvais aider les prochains [intersexes] à mieux vivre leur intersexualité, cela me permettrait de mieux m’accepter », ajoute-t-elle. Car la maladresse des autres peut renvoyer très vite au phénomène de foire. « Un jour une amie m’a demandé si j’étais hermaphrodite comme les escargots. Je lui ai léché la joue en lui disant : “Ouais, t’as vu, je bave” », s’amuse-t-elle. Lil’ choisit les personnes à qui elle en parle, « mais globalement, la nouvelle a toujours été bien prise ».
Puisqu’à première vue, elle ressemble à une femme, les questions ne fusent pas. Ses chromosomes n’ont pourtant rien de féminins. Mais la société ne semble pas encore prête à accepter le genre « hybride ». Lorsqu’elle doit remplir des formulaires, par exemple, elle est contrainte de cocher la case « homme »ou « femme » sur les documents. Ce qu’elle se refuse de faire lorsqu’elle en a le choix. Les infrastructures ne sont pas non plus adaptées. Quelle porte de toilettes franchir lorsque l’on est intersexe ? Homme ? Femme ? Difficile de trouver sa place dans un paysage binaire où il faut être soit l’un soit l’autre mais jamais les deux.
Malgré un quotidien parfois semé d’embûches, Lil’ mène une vie de couple tout à fait normale. Dès les débuts de leur relation, elle a évoqué avec son conjoint son intersexualité. Les problèmes qu’ils peuvent rencontrer sont les mêmes qu’un couple homme-femme. Lil’ ne peut pas avoir d’enfants à cause de son syndrome mais la stérilité n’est pas propre aux intersexes, beaucoup de couples lambda font face à ce type de difficultés.
Lil’ et Sébastien ont aussi des approches différentes en ce qui concerne le genre de Lil’. Sébastien la voit comme une femme alors qu’elle se considère « gender fluide » c’est-à-dire qu’elle oscille entre homme et femme. Cela amène Lil’ à écrire de manière non genrée. Les intersexes ont construit une terminologie spécifique pour s’exprimer à l’écrit. Ni « il », ni « elle » mais « ille ». Pour les terminaisons, ils utilisent « .e » et « E », ce qui donne « Je suis né.e » ou « Je suis néE ».
Tensions entre associations
Les intersexes font une timide apparition sur la scène publique. Ils sont représentés par l’OII et plus récemment, par la communauté LGBT devenu LGBTIQ (Lesbien, gay, bisexuel, transgenre, intersexe, queer). Un soutien nécessaire pour que la société lève le voile sur le tabou qui les entoure. Tous les intersexes n’ont pas les mêmes attentes. Ce qui peut engendrer des difficultés supplémentaires. Et la cohabitation au sein de la grande famille des LGBT est parfois difficile car les différents groupes n’ont évidemment pas des revendications similaires.
En 2016, le centre LGBT de Touraine, présidé par Mickaël Achard, a décidé de consacrer sa marche des fiertés aux droits des intersexes et des transgenres. Leur mot d’ordre : « Parce que les personnes transgenres et intersexes font partie de ces dernières minorités invisibles de notre société. »
Lil’, quant à elle, préfère les groupes féministes où elle se sent mieux représentée. Ces groupes ont élargi leur champ de discussion et s’adressent désormais à un large public. Le débat est ouvert et s’articule souvent autour des formes d’oppression subies par les différentes communautés présentes dans la société.
Malgré les avancées en cours, les préjugés envers les intersexes perdurent. Mais c’est une étape normale dans la déconstruction des stéréotypes et l’évolution des mentalités au sein de la société. Un chemin déjà emprunté par d’autres minorités comme l’explique Thierry Goguel d’Allondans : « Comme les homosexuels il y a quelques années, les intersexes se font doucement connaître via des revendications de plus en plus solides. »
Désormais, Lil’ se sent en paix avec elle-même : « J’ai pris du recul sur moi, j’ai fait de chouettes rencontres et j’ai apprivoisé mes chromosomes, mon cerveau et mon identité de genre. »