À Béthanie,
elles réapprennent la viePhoto EPJT
Elles ont connu la guerre, vécu dans la rue, été victimes de violences conjugales ou traversé l’enfer de la drogue. La liste de leurs malheurs est longue. Et il leur faudra du temps et des efforts considérables pour pouvoir rebâtir une nouvelle vie. La mission s’avère dure pour les habitantes du centre d’hébergement et de réinsertion sociale d`Angers (CHRS Béthanie en Indre-et-Loire), pour ses professionnels et ses encadrants.
Par Manon Bazerque, Nadezhda Driamina, Julien Privat, Marie Privé et Suzanne Shojaei
Bans une salle spacieuse illuminée de mille feux, où le sapin de Noël décoré d’innombrables jouets prend une large place et fait l’admiration de tous, elles se sont rassemblées. Elles sonr quatorze, de toutes origines de et tout âge. Personne ne pourrait imaginer que, derrière les yeux pétillants de ces femmes et leurs sourires, se cachent de lourds souvenirs d’un passé dramatique et les marques d’un présent qu’on ne souhaiterait à personne.
Après la guerre, les violences en tous genres, l’alcool ou la drogue, elles ont cependant fini par trouver refuge, avec leurs enfants, dans le centre d’hébergement et de réinsertion sociale au cœur d’Angers. Un lieu pour souffler d’abord, se reconstruire ensuite. Un seul homme est présent ici.
Le directeur William Galley se veut pragmatique : « Pour qu’elles puissent s’insérer ou se réinsérer dans la société, avant tout, il faut développer chez elles les capacités de communiquer. Entre elles d’abord et avec le personnel du centre. Il va donc falloir être proche, établir la confiance. » Tisser du lien est la première condition de l’intégration sociale. Dans ce contexte, les fêtes traditionnelles ont valeur de repère et chacun s’est mis en quatre pour faire de ce Noël un nouveau départ.
Les préparations ont rythmé la journée. Avant de récupérer leurs enfants à la crèche et à l’école, les résidentes ont mijoté des petits plats de fête, ont chantonné, papoté ensemble, en concert avec les encadrantes, dans une vraie ambiance de famille. Des toasts de foie gras aux quiches classiques en passant par les samoussas à l’indienne et aux pelmeni à la russe : des plats généreux sont venus petit à petit couvrir la grande table parée d’une nappe rouge.
Rétablir les liens parentaux perdus
Enfin, le soir est arrivé. Le père Noël tant attendu est venu sous un tonnerre d’applaudissements, traînant un lourd coffre contenant les cadeaux. Les plus précieux sont les lettres que les mères ont écrit pour leurs enfants. C’était l’idée de l’équipe du CHRS, dont la mission est aussi de rétablir des liens parentaux perdus ou inexistants.
« Tu es ma voie, ma raison de vivre. Tu m’as appris tellement de choses depuis que tu es née. J’ai pris de la maturité, j’ai découvert ce que veut véritablement dire le mot “aimer”. » Ce sont les mots d’Adeline, maman d’une fille de 2 ans, Cassis, lus à haute voix par le Père Noël. Les révélations émouvantes laissent place parfois à des messages, plus froids, de louanges, félicitant leurs enfants parce qu’ils « écoutent bien maman » ou « font des progrès à l’école ». Certaines ont du mal à s’exprimer. Mais c’est déjà un grand pas en avant.
Au programme de la soirée : apéritif dînatoire, danse et karaoké. Les petits choisissent leur chanson favorite, celle du film d’animation La Reine des neiges. « Je ne reviendrai pas, le passé est passé ! Libérée, délivrée. Désormais plus rien ne m’arrête ! » Les paroles, chantées à tue-tête par les enfants, prennent une saveur particulière lorsqu’elles sortent de la bouche de leurs mères.
Réjouissance d’une soirée. Bientôt, les résidentes se disperseront dans leurs T3 ou T4 et les choses se remettront à leurs places. Les repas préparés de leurs mains, uniquement pour elles-mêmes et leurs enfants, les courtes conversations avec les résidentes voisines qu’elles croisent dans le couloir à l’heure d’aller chercher les enfants à l’école. Les journées passées à lutter pour reconstruire sa vie se ressembleront les unes derrière les autres. Mais Noël restera dans leur mémoire.
CHRS,
du soutien sur tous les fronts
Photo EPJT
L’ensemble du CHRS est constitué de deux bâtiments. Le premier, c’est la maison des mères qui héberge deux familles, les plus autonomes. Le second comprend des chambres spacieuses pour accueillir 12 familles confortablement, avec une bibliothèque, une salle de jeux et des bureaux de spécialistes.
En face s’étend un grand parc pittoresque, parfait pour les promenades. Derrière, les aires de jeux, le terrain de sport et le poulailler fraîchement construit pour les poules que le Père Noël a offert. « Nous sommes riches, n’est-ce pas ? se vante William Galley, le directeur. C’est vrai, nous n’avons pas de problème financier, ce qui est rarement le cas pour les établissements comme le nôtre. »
La sécurité est ici primordiale
Et pour cause. Les locaux sont prêtés gracieusement par la Congrégation de Notre Dame de Charité du Bon Pasteur. Le reste du financement est à la charge du ministère de la Cohésion sociale et de sa direction régionale. Ce qui permet d’organiser les activités au sein du centre, les sorties culturelles et, surtout, entretenir une équipe composée de quatre spécialistes sociaux, d’un psychologue à mi-temps et du directeur.
Ils doivent gérer toutes les démarches administratives : l’aide à la recherche de travail, les formations, l’obtention du titre de séjour pour les résidentes étrangères… De plus les éducateurs doivent être omniprésents pour aider les résidentes dans leurs besoins quotidiens : des courses au supermarché à l’utilisation de la carte bancaire. Tout est fait pour aider les résidentes à s’intégrer à la société, à être capable de gérer leur vie en autonomie.
Avec sa haute clôture, son portail avec code, ses caméras de surveillance, le CHRS Béthanie est avant tout une institution avec ses règles, ses règlements, et ses pénalités. La présence sans autorisation de personnes étrangères est interdite. Rentrer après 22 heures sans prévenir est sanctionné. Les salles de loisirs et les bureaux sont fermés à clé. La sécurité est ici primordiale.
Mais le travail social n’arrive jamais à ses objectifs s’il s’aide de la force. « Parfois, elles font des sales coups, des coups durs pour nous. Nous mettons des choses en place et elles peuvent les mettre par terre. Ce qu’elles attendent de nous, c’est que nous reconstruisions la confiance. Et nous le faisons. Parce qu’a priori il y a quelque chose autour de l’amour qui est fondamentale dans le travail social. Aimer, c’est être patient avec les gens, et ne pas désespérer. »
À la rencontre
des résidentes
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« J’étais une femme battue, faut pas se le cacher »
Christelle
C’est certainement la plus dégourdie des résidentes de Béthanie. Elle, c’est Christelle, elle a tout juste 40 ans. Elle vit dans un T2, légèrement à l’écart du CHRS. « C’est parce que je suis VIP ! » plaisante-t-elle en faisant visiter son appartement. Des murs tapissés d’affiches, de nombreux bibelots disposés ça et là… « Il y a un peu de bazar ! » reconnaît-elle, hilare. Personnaliser son appartement, une chose « essentielle », selon Christelle, pour se sentir chez soi malgré tout.
Son sourire, chaleureux, résume bien sa personnalité. « Je suis une vraie piplette, admet-elle, le regard malicieux. Je fais souvent la folle. » Deux ans plus tôt, Béthanie l’a accueillie alors qu’elle se trouvait dans une situation difficile. « Ça n’allait pas du tout avec mon ex-mari, raconte-t-elle. J’étais une femme battue, faut pas se le cacher. Et du jour au lendemain, il m’a mise à la porte. Comme j’avais arrêté de travailler au moment où les problèmes ont commencé, je n’avais pas de quoi me trouver un logement. Alors j’ai erré, j’ai galéré. SOS Femmes m’a accueillie. Et puis quelques temps plus tard, Béthanie m’a appelée pour me dire qu’il y avait une place pour moi au centre. »
A quoi peut bien ressembler la vie au centre? « Il y a des règles. Par exemple, après 19 heures, je ne peux plus recevoir personne. » Alors parfois, Christelle se dit qu’elle aurait besoin d’air. « Mes enfants aussi, d’ailleurs. J’ai une grande fille de 20 ans et des jumeaux de 9 ans. Ils sont très speed. Ils veulent devenir footballeurs alors vous savez, parfois ils se sentent confinés ici. »
Selon Christelle, la cohabitation entre résidentes se passe bien. Elle regrette simplement que certaines soient encore frileuses quant à certaines activités. « Je suis consciente qu’exprimer ses difficultés et ses souffrances, c’est très difficile. Mais pour moi, parler de ces choses est essentiel. Ça m’aide à ne pas craquer. » S’ouvrir aux autres, et prendre soin de soi : la recette de Christelle pour remonter la pente, le conseil qu’elle donnerait aux femmes qui vivent aujourd’hui ce qu’elle a connu autrefois. « Être égoïste, juste un peu. Et se battre pour ses enfants. »
Peu à peu, Christelle pense à prendre son envol. Une nouvelle étape, pas des moindres. « C’est une vraie préparation psychologique. Il y aura toujours ce lien avec le CHRS. Le centre a été une porte d’entrée pour moi. Je m’y sens très soutenue. » Elle y a beaucoup appris, comme gérer « la paperasse », son ennemi juré d’antan. Actuellement, Christelle suit une formation à Pôle Emploi pour devenir aide-soignante. « De préférence pour travailler avec des personnes âgées, précise-t-elle. J’adore ça ! » Pour Christelle, avancer, c’est aussi savoir donner en retour.
« J’avais même oublié ce que c’était que de sourire aux gens »
Irina
J’e souhaite écraser, enterrer ces souvenirs pour ne jamais les revivre. » Ses pommettes sur son jeune et joli visage se tendent, ses mains parfaitement manucurées tripotent nerveusement ses bagues. Irina tourne la tête vers la fenêtre. Les rayons du soleil commencent à jouer dans les motifs dorés de son fichu traditionnel. Quelques secondes plus tard, elle reprend sa posture de ballerine et les mouvements lisses et gracieux d’une femme orientale apparaissent de nouveau. Enfin, elle lance tout en souriant : « Maintenant, tout va bien. Le plus difficile est passé. L’avenir ne me fait pas peur. »
Le passé de cette femme de 32 ans qui ne fait pas son âge, a été marqué par de lourdes épreuves. Avant de se retrouver à Béthanie, où elle habite depuis trois ans avec ses deux fils de 9 et 13 ans, il y avait la guerre, dix ans d’errance en Europe, la violence conjugale et un long travail pour reprendre sa vie en main.
Irina est née au nord du Caucase, au cœur de la république russe d’Ingouchie, à la frontière tchétchène. Elle dit avoir vécu une enfance heureuse dans une grande famille de boulangers, qui détenait sa propre entreprise. Fidèle aux traditions musulmanes, elle s’est mariée jeune, à 17 ans, « par grand amour ». Mais sa terre natale n’a pratiquement pas connu la paix. En 2005, au moment où la deuxième guerre de Tchétchènie est à son apogée, son mari décide de quitter le pays. Sans la moindre hésitation, Irina le suit, avec leur premier fils qui vient de naître. « C’était comme un rêve. Nous sommes partis dans la nuit, à la hâte, en cachette. Je n’ai même pas dit au revoir à mes parents », se remémore t-elle sans cacher sa tristesse et son étonnement d’avoir réalisé cet acte désespéré.
Après avoir fui les attentats et la peur permanente, ils ont affronté encore d’autres difficultés : la vie dans la rue, les poches vides, et surtout l’incertitude. Arrivés en France, ils se sont peu à peu installés. Le mari d’Irina a fondé son entreprise en bâtiment. Le couple s’est décidé à avoir un autre enfant. Mais dix ans après le mariage, une autre guerre couve, plus diffuse, plus intime, de celles qui laisse des traces lorsqu’elles éclatent. Un coup puis un autre, Irina n’en peut plus et demande le divorce. Parmi les Ingouchis, cette décision sort de l’ordinaire. « J’avais honte, car personne de ma famille ou de mon entourage n’a jamais divorcé. »
Il est difficile de rebondir quand on vit dans un pays étranger, sans papiers, sans connaître personne, sans aucune expérience de la vie en autonomie. « J’ai été très dépendante de mon mari, qui ne me laissait pas travailler. Il gérait toute notre vie de famille », explique-t-elle. C’est pourquoi aujourd’hui elle est très fière de son nouveau porte-monnaie, de sa première carte bancaire à son nom. « J’avais du mal à frapper aux portes. Aujourd’hui, je suis à l’aise pour parler aux gens, je n’ai plus peur de rien », se réjouit-elle. Une indépendance qui arrive à temps car elle a enfin obtenu son titre de séjour il y a quelques mois. Son statut légal en France et le droit au travail, elle les doit aux spécialistes du CHRS qui l’ont accompagnée dans ses démarches.
Irina ne remerciera jamais assez Béthanie et son personnel, pour l’avoir hébergée et aidée, mais aussi pour lui avoir accordé un soutien psychologique. Car auparavant, elle « réagissait mal aux pleurs de ses enfants, aux discordes et aux cris » et elle « avait même oublié ce que c’était que de sourire aux gens ». Ce qu’elle regrette, c’est de ne pas avoir quelque chose qui lui appartienne, sa propre maison, par exemple. Même « un petit coin » la comblerait, tout comme un travail, qu’elle cherche par tous les moyens, « n’importe où et n’importe quoi ». Elle se dit prête et mûre pour quitter le centre. Et elle se permet même de rêver au jour où elle ouvrira sa petite boulangerie, comme ses parents l’ont fait. De quoi espérer, pour elle, un bel avenir.
« J’ai réappris à me prendre en charge, moi et mes enfants. J’en suis fière »
Maryline
Depuis quelques mois, Maryline se sent libre. Et, surtout, elle n’a plus honte. En juin 2015, cette femme de 46 ans retrouve enfin une vie normale après des années de doute et d’angoisse. Ce qui l’a sauvée ? Un logement, tout simplement. Un appartement rien que pour elle et ses enfants, sans couvre-feu ni surveillance. Désormais, le règlement intérieur, c’est elle qui l’instaure et qui le fait respecter. Un challenge qu’elle semble relever haut la main : « J’ai réappris à nous prendre en charge, moi et mes enfants. J’en suis fière. »
Maryline revient de loin. Sa vie bascule lorsqu’elle rentre chez elle, un soir, et surprend son mari dans les bras d’une autre. « Un énorme choc », souffle-t-elle, la voix timide et chevrotante. N’ayant nulle part où aller, elle est contrainte de rester au domicile conjugal où son mari n’hésite pas à exhiber sa maîtresse. « Je n’avais pas le choix. C’était ça ou la rue. » Finalement, après deux mois psychologiquement insoutenables, le CHRS lui annonce qu’il est en mesure de l’accueillir.
Si aujourd’hui, Maryline se rend compte que ce fut une porte de sortie inespérée, à l’époque, la mère de famille assimile plutôt Béthanie à une prison qui entrave sa liberté. Elle y entre le 12 septembre 2012 accompagnée de ses deux plus jeunes enfants, Adel et Keina (à l’époque respectivement 13 et 6 ans). Le centre permet à Maryline un début de reconstruction, mais ses enfants, eux, acceptent mal la situation.
Leur vie d’avant leur manque cruellement. L’adaptation au centre se fait très difficilement. Ils n’ont pas choisi d’être ici. Très vite, cela se ressent sur leur comportement et leurs résultats scolaires. « Ça a surtout été compliqué avec Adel. Il était pile dans l’adolescence. Il avait honte d’être ici… En fait, nous avions tous les trois honte », avoue-t-elle humblement. Mais petit à petit, la famille avance et panse ses plaies grâce à Béthanie et à son équipe. Celle-ci aide Maryline à retrouver son autonomie.
Aujourd’hui, la mère de famille vit dans un logement social loué par le bailleur LogiOuest. « J’ai pu agencer et décorer mon appartement comme j’en avais envie, s’enthousiasme-t-elle. Adel et Keina n’ont plus honte d’inviter des copains à la maison. » Néanmoins, les fins de mois restent difficiles : Maryline ne touche que 850 euros par mois alors qu’elle a deux enfants à charge. Cette somme correspond aux allocations versées par la CAF et à l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Déclarée inapte au travail suite à des problèmes de santé physiques et psychologiques, elle doit se contenter des allocations pour vivre. Mais, elle s’estime chanceuse d’avoir droit à une aide financière et relativise ses difficultés : « Je suis bien, j’aime ma vie comme ça. »
Si ses problèmes l’empêchent de travailler, ils ne l’empêchent certainement pas de profiter de la vie. Désormais, Maryline commence une nouvelle vie : celle de jeune mamie ! Sa fille aînée, Christine, a mis au monde un petit Tom en novembre dernier. Et la grand-mère en est très fière.
Travailler à Béthanie
Photo EPJT
Éducateur, l’accompagnement au quotidien
Mais les conseils de Vanessa, certaines femmes n’en veulent pas. Parfois conduites au foyer de force, sous la menace de se voir retirer la garde de leurs enfants, les femmes peuvent refuser les pistes de travail proposées par les éducateurs. « Si elles ne sont pas prêtes, on ne les oblige jamais à aller dans notre sens, prévient Vanessa. De toute façon, ça ne fonctionne pas quand on accompagne quelqu’un qui n’adhère pas au suivi. » Car l’adaptation est parfois difficile. Des règles, il y en faut. Et les éducateurs doivent dans le même temps s’adapter à chaque cas. « Ici, les femmes ont l’obligation de rentrer au plus tard à 22 heures. Nous avons accueilli une femme qui avait passé plusieurs mois dans la rue. Au départ, elle n’arrivait pas à rentrer si tôt. On a dû s’adapter les premiers temps, être indulgents. »
Vanessa ne cesse de rappeler que les femmes qu’elle accueille ont un parcours sinueux, cabossé. Leur arrivée est souvent le résultat de plusieurs mois de galère. À Béthanie, il n’y a pas d’accueil d’urgence, les temps d’attente sont donc très longs. Jusqu’à six ou sept mois entre la première rencontre en entretien et l’hébergement. « C’est énorme, déplore Vanessa. Du coup, elles restent parfois dans des situations très difficiles, hébergées chez des amis, de la famille. Certaines n’ont d’autre solution que de rester chez elles – alors que leur mari les bat – ou de dormir dans la rue. »
Certaines histoires prennent des virages délicats. Les éducateurs se retrouvent parfois dans des situations qu’il faut maîtriser, parce qu’il n’y a pas le choix. « Une fois, une femme et ses cinq enfants sont arrivés ici pour fuir un mari violent. Un jour, il a débarqué alors qu’il n’en avait pas le droit. Il voulait entrer dans le logement. Je lui ai dit que c’était impossible. Les enfants étaient là, dans la même pièce que nous, je n’avais pas le droit de flancher. Lui était très en colère, il s’est levé, il aurait pu me frapper. Mais je n’ai pas bougé, je continuais à parler calmement alors qu’il criait. Je lui ai expliqué que mon rôle était d’appliquer des règles que je n’avais pas choisies. Et finalement la situation s’est calmée, il est parti… Bref, on improvise un peu. On a des ressources qu’on ne soupçonne pas. »
Directeur, le travail social avant tout
Si, d’après lui, le mot « vocation » est un peu fort, travailler dans le social signifie néanmoins quelque chose d’important : « Ça vient d’une envie de rendre service avec mes compétences, mais aussi avec mes limites, à des personnes fragiles qui vivent des situations difficiles. » Son travail est de venir en aide à des personnes meurtries par la vie, parfois touchées par la maladie, parfois violentées mais avant tout isolées, en rupture avec la société. Autrement dit, son devoir est de lutter contre l’exclusion. Une vaste mission. D’autant plus que la plupart de ces femmes en détresse ont des enfants.
Dans ces conditions particulières, comment vient-on en aide à ces familles ? Pour lui, ce n’est rien d’autre que du bon sens : « On les aide par la douceur et par le non-jugement. Finalement, ce sont deux attitudes du cœur qui ne s’apprennent pas forcément à l’école. » William Galley juge d’ailleurs que le travail social a été trop « professionnalisé ». Dans des centres comme Béthanie, on ne fait plus appel aux bénévoles, seulement aux travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés, psychologues, etc.). « Les professionnels se sont appropriés les choses, assure-t-il. Mais ce ne sont pas seulement les compétences qui permettent de sauver quelqu’un, c’est aussi et d’abord le fait d’avoir le cœur sur la main. »
Une valeur que le directeur du CHRS place au centre de son action, en plus de la générosité et de la patience, vertus du travailleur social selon lui. Ces qualités ne sont certainement pas données à tout le monde, surtout lorsqu’il s’agit d’aider un inconnu. Lui, dit tenir ces valeurs de la religion. Catholique pratiquant, il estime que les valeurs religieuses ont toutes leurs places au sein du CHRS : « L’Église apporte la notion de fraternité et d’entraide car elle a toujours œuvré pour les plus pauvres, affirme-t-il. Être croyant, c’est une plus-value pour mon métier. »
Psychologue, la confidente des résidentes
Christine Rembault-Pasquier est psychologue. Elle travaille à Béthanie depuis dix-huit ans. « Je connais la structure par cœur », assure-t-elle de sa voix douce et calme. À chaque nouvelle entrée au CHRS, le schéma est le même : elle rencontre la résidente une première fois afin de se présenter et de dédramatiser sa fonction de psychologue, qui fait souvent peur. « La plupart du temps, elles ont un a priori suite à des expériences négatives dans le passé. Parfois, elles ne veulent même pas m’adresser la parole ni me regarder. On essaie d’apaiser cette appréhension. Ça prend du temps. »
Ensuite, c’est la résidente qui choisit si elle souhaite prendre un nouveau rendez-vous. « Je veux que ce soit elle qui prenne l’initiative. » Sa méthode de travail est basée sur l’entretien, l’échange, l’interaction. « Ces femmes ont peur de trouver quelqu’un de muet en face d’elles, explique-t-elle. Alors, je parle beaucoup. Mais surtout, je leur fait comprendre que je ne les juge pas. » La majorité des problèmes se cristallisent autour du couple et de la relation à l’autre. Beaucoup ont connu la violence, l’intimidation, le jugement. « J’essaie de leur apprendre à refaire confiance aux autres. Comme dire non, trouver la bonne distance dans une relation et savoir se protéger. » Car lors de leur arrivée au CHRS, la plupart des résidentes ne parviennent à créer que deux types de lien social : fusionnel ou conflictuel. « On leur montre qu’il existe aussi un juste milieu. »
Depuis quelques années, Christine a constaté une évolution du profil des résidentes. Si, quand elle a débuté, il s’agissait de personnes démunies socialement, aujourd’hui, il y a de plus en plus de pathologies lourdes, de l’ordre de la psychiatrie. « Or, nous ne sommes pas une équipe médicale », observe-t-elle. Les tentatives de suicide ne sont plus exceptionnelles. « On se sent démunis. » Pour ces personnes lourdement psychiatrisées, Christine admet que la réinsertion est compliquée : « On ne peut pas les garder dix ans. Alors on essaie de béquiller au maximum grâce à des structures extérieures. Mais c’est vrai que parfois, on n’est pas rassurés quand elles sortent. » Le problème des dépendances est également criant. Alcool, drogue, sexe… « Actuellement, sur douze résidentes, trois sont alcooliques. » Enfin, la dernière problématique récurrente sont les dettes.
Face à ces situations parfois désespérées, Christine le concède : « Ce sont des problèmes trop profonds pour être réglés en quelques mois, c’est difficile de constater une évolution. Ça m’arrive de me poser des questions, de me demander si je suis vraiment utile. »