Tabac : une loi qui s’essouffle

L’hiver 2010-2011, les étudiants de l’ASJ se sont penché sur un sujet qui les concerne au plus haut point : la cigarette et le bistrot. Tant que les beaux jours sont là, sortir pour fumer une cigarette ne semble pas poser de problème. Mais avec le froid, c’est une autre paire de manches. En enquêtant sur le terrain, ils se sont rendus compte que le froid n’était pas le seul problème. Le bruit des fumeurs incommode les riverains, les baisses de chiffre d’affaires sont si importantes que de nombreux cafés ont dû fermer leur porte, etc. Ils ont été observer comment la résistance se met en place. Trois ans après l’application du décret  antitabac dans les bars, les cafetiers râlent, les riverains ont perdu le sommeil et les fumeurs bravent le froid… L’interdiction de fumer dans les bars fait toujours parler d’elle.

Enquête menée à Tours et à Paris par Kevin Bertrand, Nicolas François, Julien Pépinot et Victor Tribot Laspierre

Le jeudi soir, difficile de s’extraire du Caméléon. Les fumeurs, entassés devant la porte vitrée de ce bar tourangeau, bloquent involontairement la sortie. « Excusez-moi, pardon, je voudrais passer. » Une scène désormais classique. « Depuis l’interdiction de fumer, c’est comme s’il y avait deux soirées, explique Antoine, le barman. Une dedans, l’autre dehors. » Bernard Bensoussan, chargé de recherche au CNRS, étudie les lieux de socialisation et il constate : « La scission entre non-fumeurs et fumeurs s’est accentuée. Ces derniers sont solidaires les uns des autres. Ils sortent en même temps pour éviter de se retrouver seuls. » A l’extérieur, le thermomètre affiche 5 °C. Les corps se resserrent pour se tenir chaud. Un nouveau type de sociabilité s’est développé. Cela commence par l’emprunt d’un briquet, ce qui permet d’engager la conversation. « Une proximité due à la même expérience vécue s’installe entre les fumeurs. Ils ont le sentiment d’être marginalisés », explique Monique Eleb, sociologue et auteur de Paris, société de cafés*. Un rapprochement qui facilite la drague.

Ce phénomène, né à New York en 2003 suite à l’interdiction de fumer dans les lieux publics, porte le nom de « smirting », contraction de « smoking » et de « flirting ». Lorsque Marion et Alexia, jolies étudiantes en marketing, sortent fumer, les « smirters » guettent. « Un soir, raconte Alexia, nous avons rencontré deux garçons avec qui nous avons eu un bon feeling. De retour à l’intérieur, nous nous sommes assis à la même table et avons passé la suite de la soirée à discuter. »

Avant cette loi, ceux qui étaient indisposés par la fumée sortaient. Désormais, ce sont les clopeurs que l’on met à la porte. Lorsqu’on sort en griller une, on s’excuse, on se cache presque pour aller assouvir un vice peu recommandable. Dans son sketch La Cigarette, Gad Elmaleh remarquait que, lorsqu’on leur demandait du feu, les non-fumeurs répondaient : « Désolé, je ne fume pas. » Aujourd’hui, ce sont les accros au tabac qui s’excusent : « Désolé, je sors fumer. » Bertrand Bensoussan note lui aussi un réajustement des comportements : « La stigmatisation des fumeurs les conduit à diminuer leurs sorties cigarettes et, par conséquent, leur consommation. »

Les attroupements devant les cafés donnent du souci aux tenanciers. La soirée se poursuivant souvent dehors, certains clients emportent leur boisson avec eux. « Il y a parfois quelques verres brisés sur les trottoirs », confie Antoine. Pour limiter la casse, la plupart des cafés interdisent cette pratique. Ce qui n’empêche pas le bruit. A Paris, les nuisances sonores émises par les fumeurs exaspèrent les riverains, qui vont parfois jusqu’à leur lancer des projectiles variés (œufs, eau bouillante…).

Le bruit et les fumeurs

Jean-Marie Kerouin, patron de l’Epée Royale, un des nombreux bars situés place Plumereau, dans le centre-ville de Tours, témoigne : « Depuis l’application de la loi, j’ai régulièrement des problèmes avec la police à cause du bruit. » L’Association des habitants du quartier Plumereau est d’ailleurs beaucoup plus active depuis deux ans. « Ses membres, surtout des personnes âgées, se plaignent tout le temps. Une fois, je suis tombé par hasard sur un de leur rapport. Il préconisait notamment de dénoncer certains bars trop bruyants. On se croirait sous Vichy ! »

Les chiffres d’une loi

● 85 % des Français estiment que la loi a été bien appliquée.
● 43 % des fumeurs réguliers se rendent moins souvent dans les bars et cafés.
● 25% des non-fumeurs déclarent y aller plus fréquemment.
● 200 000 cafés en 1970, 40 000 aujourd’hui.
● 45 000 terrasses de cafés et bars en 2009.
● 50 % du chiffre d’affaires viennent des terrasses pour ceux qui en sont équipés.
● 20 à 30 % de baisse de fréquentation des bistrots.
● 12 % de baisse de chiffre d’affaires en 2009 pour les patrons de bars.

Sources LH2, Union des métiers et des industries de l’hotellerie, Confédération des professionnels indépendants de l’hôtellerie, Synhorcat

Des propos qui font bondir Jean Rousseau, président de l’association en question : « Les bistrotiers de la place Plumereau sont un groupe de pression, fonctionnant comme une mafia. Ils sont prêts à tout, même à casser la gueule de ceux qui viennent leur mettre des bâtons dans les roues. » Pour lui, il n’ y a qu’une solution possible : éparpiller les bars de la place dans toute la ville.

Au cours des premiers mois de l’année 2008, les plaintes pour tapage nocturne ont augmentées de plus de 10 %, selon la police de Tours. Face au phénomène, les cafetiers ont dû sensibiliser leur clientèle, voire même poster un employé à la sortie des établissements, préposé à l’encadrement du troupeau de fumeurs. Il tente de modérer leur volume sonore, voire de leur suggérer de se déplacer un peu plus loin. De préférence, près de la terrasse d‘un concurrent. Selon la préfecture de police, « les gérants d’établissement sont responsables des nuisances sonores de leurs clients ». Les tenanciers sont menacés d’amendes d’un montant compris entre 250 et 450 euros, voire d’une fermeture administrative. Un risque qu’ils n’encourent pas en laissant les clients fumer dans leur bar. C’est le choix de certains patrons. L’amende n’est alors que de 135 à 750 euros en plus des 68 euros réclamés à leurs clients.

L’empreinte carbone de quatre braseros équivaut à
celle d’une voiture parcourant 350 kilomètres

Fumer dehors et au chaud, c’est possible grâce aux braseros que les patrons installent sur les terrasses. Ce confort a toutefois un coût. Un brasero vaut environ 700 euros à l’achat. Une terrasse équipée de quatre appareils, soit l’installation « standard », coûte près de 1 200 euros en gaz propane par mois l’hiver. Mais la plupart des bars font désormais plus de la moitié de leur chiffre d’affaires grâce aux terrasses. Leur nombre a explosé. De 30 000 en 2007, elles sont passées à 45 000 en 2009, d’après le Synhorcat, un des principaux syndicats de cafetiers. Et ce malgré les droits d’occupation du sol qui peuvent être élevés. Selon le cabinet d’audit Carbone 4, l’empreinte carbone d’une terrasse de cette configuration est celle d’une voiture parcourant 350 kilomètres. Une consommation tellement importante qu’en novembre 2008, trois députés verts ont tenté d’interdire ce type d’installation, soulignant le « gaspillage énergétique considérable. » En vain.

La législation qui entoure ces terrasses fait d’ailleurs l’objet d’un flou. Selon la loi, elles doivent comporter au minimum un « côté ouvert ». Mais cette notion n’est pas évidente : la limite entre l’illégalité et la légalité est souvent très mince. A Tours, Le Serpent Volant en est l’exemple. Omar Galou, le patron des lieux, assure avec un grand sérieux que sa cour couverte où l’on peut fumer est « parfaitement aux normes ». Une petite vérification suffit à faire partir cette affirmation en fumée. Pas de système d’aération, pas d’extincteur et le côté censé être ouvert, ici le plafond de verre, reste généralement fermé.

Céline Fournier, responsable  de la communication aux Droits des non-fumeurs (DNF), constate « un certain laxisme de la part des autorités. Il faudrait, comme en Irlande, des officiers spécialement mandatés pour effectuer des vérifications dans les bars ». Pour faire bouger les choses, l’association, créée il y a trente-sept ans, a récemment attaqué en justice sept établissements parisiens. DNF attend justement un premier jugement qui pourrait faire jurisprudence, avant d’enchaîner sur de nouveaux procès.

Autre conséquence de la loi : les mégots s’amoncellent sur les trottoirs. Mais pour Jean-Michel Dumas, responsable de la propreté à la ville de Tours, il n’y pas vraiment de problème de saleté dans le quartier Plumereau : « A vrai dire, le souci vient plutôt des zones où l’on ne nettoie pas quotidiennement. La sortie des lycées par exemple. » Tous les matins à 6 heures, les balayeuses traversent la rue du Grand-marché et passent sur la terrasse du Bistrot 64, à deux pas de la place Plumereau. « En principe, c’est à nous de la nettoyer après le service, explique François, barman à mi-temps. Mais, avec nous, les balayeurs sont sympas. C’est eux qui s’en chargent et c’est nickel. » Leur sympathie s’acquiert au prix de généreuses étrennes. Un petit billet de 50 euros suffit à maintenir de bonnes relations avec la voirie. « Pour le moment ça fonctionne. Personne ne nous a rappelé à l’ordre. »

Les gens vont moins au bistrot

Economiquement parlant, ce que les patrons craignaient est arrivé : les gens vont moins au bistrot. Une baisse de fréquentation de 20 à 30 %. Les professionnels attribuent bien sûr ce  déclin à la crise économique, mais estiment que la loi antitabac a eu un réel impact sur leur chiffre d’affaires. Philippe Villalon, de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (Umih) ne dit pas autre chose : « Les fumeurs sont ceux qui consomment le plus. Depuis 2008, ils passent beaucoup moins de temps dans les bars. » L’institut de développement des cafés et café-brasseries estime que deux débits de boissons ferment par jour en province et que deux mille ont mis la clé sous la porte en Île-de-France l’année dernière. Les petites consommations de boissons sont les plus touchées. Le « café-clope » du matin n’existe quasiment plus. Le patron de L’Epée Royale en fait l’amer constat : « Avant, lors de la pause du matin, mes clients venaient fumer une cigarette en buvant plusieurs cafés. Maintenant, ils réduisent le temps qu’ils passent dans mon établissement et en consomment rarement plus d’un. » Au nord de Tours, à côté du lycée Saint-Grégoire, Le Splendid a vu disparaître une partie de sa clientèle. Celle qui venait en griller une et boire un petit noir, à la pause de 10 heures. « Les lycéens préfèrent aller à la machine à café pour ensuite aller fumer dehors », s’attriste le patron, Damien Humet. En 2009, l’étude menée par l’institut TNS Sofres pour France Boissons soulignait déjà une baisse de la fréquentation sur des moments précis de la journée.

Ce constat n’est pourtant pas partagé par tous les professionnels. Christian Lagrue, propriétaire du bar La Belle Epoque, dans le vieux Tours, se réjouit de la loi antitabac : « Ma clientèle non-fumeuse s’est étendue, notamment les familles. Aucun fumeur n’a cessé de fréquenter mon établissement. » Certains d’entre eux font monter la pression. « J’ai des clients qui connaissent d’autres bars plus tolérants. Ils nous suggèrent d’en faire autant… », déclare pour sa part Alexandre Phean, patron du bar tourangeau Le Reinitas.

En effet, de plus en plus de cafetiers enfreignent la loi. Un comportement  peu risqué de l’avis même des autorités. « On a d’autres chats à fouetter, explique le brigadier chef Pascal Frison, chargé des débits de boisson à la police de Tours. L’an dernier j’ai mis moins d’une demi-douzaine d’amendes. Et uniquement à des gérants, jamais à des consommateurs. Je sais que la loi veut qu’on les verbalise également, mais je ne suis pas là pour créer des incidents. » La police tourangelle ne se déplace jamais sur dénonciation concernant une infraction. Elle n’y a été obligée qu’une seule fois, sur ordre du Parquet, saisi par l’association Droits des Non-Fumeurs.
Du coup, la clope reprend discrètement du terrain. Dans un bar du 11e arrondissement de Paris, on fume à partir de 2 heures du matin. Rideau de fer baissé, la trentaine de clients toujours présents dans le bistrot dégainent leurs cibiches. Historiquement les cafés sont des lieux où s’organisent les résistances. Les condamnés de la cigarette n’en sont probablement pas à leur dernière.

(*)  Paris, sociéte de cafés, de Monique Eleb et Jean-Charles Depaule, Edition de l’imprimeur, 38 €

L’estaminet, un bar résistant

Au village, sans prétention, on fume sans restriction.

En ce samedi après-midi de janvier, il fait froid sur la place de l’Abbaye, à Beaulieu-lès-Loches (37). Deux scooters sont garés devant l’entrée de l’Estaminet, un des derniers cafés de cette petite bourgade d’Indre-et-Loire. L’Estaminet fait partie de ces bistrots où le temps semble s’être figé : un comptoir en zinc, un percolateur des années trente, de vieilles affiches vantant les mérites du Dubonnet et du Byrrh… Ici, on continue à cloper malgré la loi.

Alexandre et Félix, deux Lochois d’une vingtaine d’années, se réchauffent au coin du feu. Tous les deux une cigarette à la bouche, ils parlent « carbu » et pot d’échappement. La loi antitabac a fêté ses deux ans, mais ici, elle n’a jamais été appliquée. Gilles Vapereau, le propriétaire des lieux, n’est pas présent. Bastien Gillard, son neveu, le remplace. Le jeune homme, étudiant en commerce des vins, fume cigarette sur cigarette. Il discute avec Frédéric « Jules » Dupuis. L’homme siège au conseil municipal et approuve la démarche de l’Estaminet. Mais celle-ci ne semble pas faire l’unanimité : « La moitié de l’équipe municipale souhaiterait voir le café rasé. »

L’horloge du bar indique 19 heures. Le patron revient de sa réunion de la Gaule Lochoise, une association de pêcheurs dont il est le vice-président. La mine renfrognée et les mains collées dans les poches, c’est à coup sûr un homme bourru et peu causant. Lui aussi clope sans interruption. A côté de l’entrée, un autocollant rappelle pourtant l’interdiction de fumer : « C’est la loi, je suis obligé de l’afficher », dit-il malicieusement. Sur le comptoir, plusieurs boîtes de cacahuètes en fer sont alignées. Gilles explique son astuce : « Si un gendarme entre et voit un cendrier, c’est 750 euros d’amende. Alors que là, il me suffit de dire : “Qui a mis des mégots dans mes cacahuètes ? C’est dégueulasse !” Et hop ! Le tour est joué. » Quand on évoque les contrôles de police, il rétorque en plaisantant : « Les flics peuvent venir, ma carabine est toujours chargée. Je suis un irréductible. » Il précise cependant que le chef de la gendarmerie, avec qui il s’est lié d’amitié lors d’une partie de pêche, l’a assuré qu’il le laisserait tranquille. Contacté à ce sujet, le pandore tient à signaler qu’« un tel accord ne saurait évidemment exister ». Il reconnaît toutefois n’avoir « ni le temps ni l’argent d’effectuer des contrôles. » Le patron reste tout de même prudent lorsque de nouveaux clients arrivent : « On ne sait jamais. »

« Ici, j’ai du châtelain, de l’ouvrier, de l’“English” et du connard »

Un vieil Anglais, coiffé d’un chapeau en tweed et muni d’une canne à pommeau d’ivoire, entre dans le troquet. Il commande un pichet de blanc et s’installe au coin du feu avec son Daily Telegraph. Cela fait huit ans qu’il s’est installé dans un vieux manoir des environs. « J’ai l’impression d’être dans un film des années cinquante. Si on n’y fumait pas, l’endroit perdrait de son charme », affirme-t-il dans un français impeccable. C’est aussi ce qui fait l’attrait de ce bar : le mélange des générations et des classes sociales. « Ici, j’ai du châtelain, de l’ouvrier, de l’“English” et du connard…, s’amuse Gilles. C’est un véritable lieu d’échange. » Accoudé au comptoir, un habitué déclare : « Je suis non-fumeur mais ça ne me dérange pas. Les gens font ce qu’ils veulent. »

Depuis l’entrée en vigueur de la loi, Gilles Vapereau n’a pas encore eu de problèmes. S’il a illégalement maintenu le droit de fumer dans son café, c’est avant tout pour résister aux difficultés économiques. Difficultés qu’il explique en comparant les bars de ville à ceux de campagne : « A Tours, les cafés ont peu souffert de la législation. Ici, les gens préfèrent rester chez eux plutôt que de faire 10 bornes pour boire un coup. Les bistrots de campagne sont voués à disparaître. » Gilles se rappelle qu’il y a une vingtaine d’années, le troquet était plein tous les soirs. Une trentaine de personnes qui, ensuite, sortaient pour aller au bal. Force est de constater que, pour un samedi, il n’y a pas foule à l’Estaminet. « Maintenant les gens n’ont plus d’argent », se désespère-t-il. Une désertion accélérée par la peur du gendarme. Les contrôles d’alcoolémie sont en effet de plus en plus fréquents. A quoi bon sortir si c’est pour boire un seul verre. Pourtant ce genre d’endroit est essentiel à la vie d’un village. « En ce moment c’est restriction sur restriction. Qu’ils nous foutent la paix ! »

Sur ces paroles, Gilles part préparer des braises dans l’âtre. Ce soir, il reçoit quelques amis pour savourer des côtes de bœuf grillées au feu de bois. A l’Estaminet, comme dans le village d’Astérix, les irréductibles Gaulois se rassemblent toujours autour d’un grand banquet festif.