L’ivresse

défendue

Attirés par l’interdit ou pour se conformer aux attentes de la société… Les jeunes n’attendent pas d’avoir la majorité pour consommer de l’alcool. Celle-ci étant plus élevée aux États-Unis, cela empêche-t-il d’accéder à la boisson interdite ? Les jeunes Américains ont différentes méthodes pour contourner la prohibition comme l’usage de fausses cartes d’identité.

Par Taliane Elobo, à San Diego (Etats-Unis)

Les examens de mi-semestre approchent. Michael*, étudiant en graphisme et sociologie à San Diego (Californie), passe ses soirées de révision à la bibliothèque universitaire. Ce n’est pas la période idéale pour se détendre. Encore moins pour faire la fête. Mais une fois les examens passés, il pourra retrouver une vie sociale plus festive.

D’autant qu’il vient d’avoir 21 ans. Aux États-Unis, c’est un peu une libération. Il est enfin ùajeur, ce qui devrait changer beaucoup de choses dans sa vie. Il peut désormais commander un verre de vin, aller en boîte de nuit ou assister à des festivals.

Mais dans les faits, le quotidien de Michael a peu évolué. Comme beaucoup, il n’a pas attendu d’être majeur pour boire de l’alcool ou en acheter. Cela a été rendu possible grâce à sa fausse pièce d’identité qu’il possède depuis sa dernière année de lycée. « Je l’utilisais pour acheter de l’alcool dans les liquor stores. Depuis mon anniversaire, je ne m’en sers plus. Je devrais sans doute la détruire », sourit-il.

Aux États-Unis, l’âge légal pour acheter ou consommer de l’alcool est fixé, par loi fédérale, à 21 ans. Sans papier d’identité, il est impossible d’entrer dans un lieu qui vend de l’alcool même si la personne est manifestement âgée de plus de 21 ans.

Chaque État a la possibilité d’assouplir ou de durcir l’application de la loi férérale. Par exemple, l’État de Californie considère Michael comme un adulte depuis ses 18 ans. Il pouvait donc, dès cet âge-là, consommer de l’alcool fort chez lui avec l’accord de ses parents. Par contre, l’État du Mississippi a aligné l’âge adulte à la majorité fédérale, c’est-à-dire 21 ans. Les jeunes de plus de 18 ans ne peuvent y consommer que du vin et de la bière, avec l’accord de leurs parents.

Michael se ronge les ongles quand il parle. Il remet sa casquette noire en place et observe les étudiants qui rejoignent leurs classes. « Je préfère rester anonyme car j’ai une carte verte, soupire-t-il. On ne sait jamais… »

Il se décrit lui-même comme un étudiant « responsable et réservé ». Il n’a jamais été de ceux qui font la fête tous les jours. D’ailleurs, « mes parents étaient au courant que j’avais un faux document mais ils me faisaient aussi confiance. Ils savent que je suis responsable et que je n’aurais pas fait n’importe quoi avec ».

« Être responsable avec une fausse pièce d’identité…, réfléchit Julia Martinez, enseignante et chercheuse en psychologie à l’université de Colgate, dans l’État de New York. Je pense que c’est anecdotique. La différence entre un fait et une anecdote est ce que nous espérons pour les personnes de manière générale, ce qui est le mieux pour elles. C’est une question de science. Je ne dis pas qu’être responsable et avoir une fausse pièce d’identité est imposible. Mais est-ce le cas de tout le monde ? »

La santé, la première victime

L’enseignante est l’autrice d’une vingtaine d’études sur les pratiques et sur la consommation d’alcool des étudiants. Elle a démontré qu’il y avait une corrélation entre la possession d’une fausse pièce d’identité et le binge drinking.

Dans Methods of Fake ID obtainment and use in underage college student, une étude qui date de 2010, elle observe que, parmi la population observée, « la possession d’un faux document était fortement associée à une importante consommation d’alcool dans le mois écoulé ».

À quoi bon avoir une fausse carte d’identité si ce n’est pas pour s’en servir ? « J’ai été surprise de constater que les fake ID sont davantage recherchées par des individus qui approchent de l’âge légal. »  Ce qui n’évite pas les dangers d’une telle consommation.

En effet, selon l’American Journal of Preventive Medecine, « l’alcool est un facteur lié à environ 4 300 décès chez les mineurs chaque année aux États-Unis ». C’est un problème de santé et de société qui peut être à l’origine d’accidents de la route – première cause de mortalité chez les jeunes de 12 à 20 ans –, de relations sexuelles à risque, d’agressions, de viols ou d’échec scolaire.

 James Lange est le coordinateur du centre Alcohol and Other Drug Initiatives (AOD Initiatives) sur le campus de l’université d’État de San Diego. Sa mission est « de tout mettre en œuvre pour la réussite des étudiants ». Le centre a mis en place un service psychologique, des guides et propose des événements sans alcool appelés « Aztec nights ».

« L’usage de l’alcool et de la drogue affecte la communauté toute entière, pas seulement ceux qui boivent, signale James Lange. C’est un problème qui ne concerne pas uniquement notre université, c’est un problème national. De façon générale, les abus liés à l’alcool et la drogue sur le campus sont moins fréquents que la moyenne nationale. Cela s’explique car ici la population est plus diverse et aussi plus

James Lange, coordinateur de Alcool and Other Drug Initiatives à l’université d’État de San Diego. Photo: Taliane Elobo/EPJT

Aux Etats-Unis, le permis de conduire peut se passer dès l’âge de 16 ans.

 âgée. Nous constatons que le binge drinking est une pratique des jeunes. Plus ils grandissent, plus cette pratique diminue. »

Mais cela ne veut pas dire que le problème n’est pas présent sur le campus californien. En octobre 2018, un embargo sur l’alcool fort a débuté, voté par les fraternités elles-mêmes, après avoir constaté qu’un certain nombre d’entre elles avaient été suspendues ou étaient en probation.

Concernant les fausses cartes d’identité, James Lange, fataliste, fait confiance aux vendeurs aux alentours du campus : « Le problème est réel mais ce n’est pas quelque chose que nous pouvons véritablement combattre. Cela concerne davantage ceux qui vendent l’alcool et nous leur faisons confiance pour faire leur propre vérification. »

Les élites de la nation

Posséder une fausse carte d’identité, cette pratique semble courante et faire partie intégrante de la culture américaine. Et c’est un marché qui a sa clientèle. Il est possible de commander sa carte sur Internet. King Of Fakes, All States Fakes.com ou encore Fake-ID.com… Les sites qui vendent des Fake IDs pullulent. On peut se les procurer pour une centaine de dollars payables en Bitcoin, MoneyGram ou carte cadeaux Amazon.

Impossible de savoir où sont fabriqués ces faux permis et s’ils seront réellement livrés. Michael, lui, n’est pas passé par eux pour obtenir son document. « Il y a eu une commande de groupe au lycée. Un ami connaissait la personne qui les fabriquait. Cela s’est fait grâce au bouche à oreille. »

Les médias ont peut-être banalisé le fait d’avoir un faux document avec des films comme The Breakfast Club où la personne la plus intelligente du groupe possède un faux permis de conduire « pour pouvoir voter ».

Selon Michael, une dizaine de ses amis en possèdent un. « On ne  dire que peut pas vraiment dire que cela fait partie de la culture américaine, explique Julia Martinez. Quand 21 ans est devenu l’âge de la majorité,  les mineurs ont commencé à chercher comment obtenir de l’alcool avec des fausses cartes d’identité ou d’autres moyens. C’est devenu commun, dans les médias, de dire : “Regardez, ils sont assez vieux pour voter mais pas assez pour boire !” »

La représentation des soirées étudiantes américaines sur nos écrans est aussi formatée. Des films tels que Projet X (2012), Nos pires voisins (2014) ou Goat sorti le 30 mars dernier, dépeignent des fêtes où l’alcool, la drogue et les abus sexuels sont omniprésents.

Cet univers excessif est, pour les deux derniers films nommés, rattaché aux fraternités des campus américains. Pour espérer intégrer une confrérie, il faut passer par l’étape des rites et du bizutage. Appartenir à l’une d’entre elles sous-entend faire partie de l’élite du campus et, pour les hommes, être un « mâle alpha ». Le personnage principal de Goat tente justement de réaffirmer sa virilité en devenant membre de Phi Sigma Mu.

Julia Martinez a remarqué qu’« être membre d’une fraternité ou d’une sororité augmente la probabilité d’avoir une fausse pièce d’identité ».

Michael n’a jamais été tenté d’intégrer une des vingt-cinq fraternités de son campus. « Ce n’est pas du tout dans ma mentalité », explique-t-il d’un air rétif. Aux soirées excessives où les étudiants se comptent en cinquantaine, Michael préfère les soirées en petit comité.

« Comment peut-on remettre en question les normes déjà établies ? »

Kathleen Brown-Rice, professeur adjoint

Les étudiants faisant partie des fraternités et des sororités sont une population davantage concernée par les dangers de l’alcool et du binge drinking. Kathleen Brown-Rice, professeur adjoint à l’université du Dakota du Sud, a étudié le comportement de ces confréries. Pour l’une de ses recherches, elle en a comparé trois de l’université de Midwestern sur l’année scolaire 2012-21013.

Une sororité et une fraternité interdisaient l’alcool. Une fraternité autorisé l’alcool. Elle observe que les étudiants « acceptent les normes de consommation excessive qui sont associées aux confréries ». Elle ajoute que « bannir l’alcool ne semble pas réduire les niveaux de consommation. Les étudiants peuvent profiter des milieux sans alcool pour d’autres raisons mais pas pour diminuer leur consommation ».

En d’autres termes, les membres des deux fraternités « sobres » boivent tout autant que les autres. La chercheuse souligne un autre point intéressant : « Il peut y avoir des préoccupations quant aux risques pris lorsque les étudiants boivent en dehors de leur résidence comme, par exemple, le fait de conduire ivre. Le vrai problème concernant l’usage de l’alcool par ces organisations est de savoir comment peut-on remettre en question les normes déjà établies de manière à inciter les étudiants à boire prudemment. »

Jouer avec la légalité

Au pays de l’Oncle Sam, il n’existe pas une carte d’identité au modèle unique pour tous les citoyens. Le passeport ou le permis de conduire sont des cartes d’identité officielles. Les permis de conduire sont réalisés par les cinquante États eux-mêmes ce qui veut dire qu’il en existe cinquante modèles. Certains sont jugés plus complexes à reproduire comme ceux du Kansas, de New York ou encore du Texas. Au contraire, la Floride, l’Illinois ou le Connecticut auraient des permis de conduire plus simples à imiter.

Pour Michael, son faux permis indiquait l’État de la Floride. « J’ai parfois été nerveux en l’utilisant mais je n’ai jamais eu de problème, raconte-t-il. Chaque État a un permis de conduire avec un format différent avec par exemple un hologramme bleu. Sur le permis californien, il y a des petits points qui représentent un ours, un symbole de l’État. »

Les « liquor stores » ressemblent aux bars-tabacs français. Mais en plus des cigarettes, ils vendent des bouteilles d’alcool. Photo : Taliane Elobo/EPJT.

Pour Julia Martinez « la solution n’est pas forcément de changer l’âge minimum ». « L’âge minimum a démontré être un bon moyen pour réduire les dommages causés par l’alcool chez les jeunes, renchérit James Lange. Cet âge est protecteur. Nous savons que les jeunes boivent avant 21 ans. Mais si on baisse cette majorité à, par exemple, 18 ans, on constatera une augmentation de la consommation chez ceux qui ont 16 ans. »

Michael ne comprend pas pourquoi l’accès à l’alcool se fait si tard : « C’est contradictoire. Pourquoi peut-on aller en guerre dès 18 ans mais ne peut-on ni boire ni acheter de cigarettes ? »

Même si la majorité a fait débat il y a quelques années, l’âge n’est désormais plus contesté. « Il y a très peu de chance que cela change, explique James Lange. Quand on regarde les États qui ont légalisé le cannabis, aucun n’a proposé un accès avant 21 ans. Or il n’y avait aucune obligation de décréter cet âge-là. C’est devenu un fait bien établi. »

Les mineurs continueront d’utiliser des contrefaçons car, comme Julia Martinez le reconnaît, c’est le fait d’acheter ou de consommer de l’alcool qui est sanctionné, moins le fait d’avoir une faux document. Michael n’a jamais eu de problème avec sa fausse carte. « Je sais que certains se sont vu confisquer leur carte mais cela n’allait pas plus loin. Les vendeurs d’alcool appellent rarement la police. »

En Californie, où réside Michael, avoir une fausse carte d’identité est un délit. Une personne de moins de 21 ans qui achète de l’alcool ou en consomme publiquement risque une amende de 250 dollars et entre 24 et 32 heures de service d’intérêt général. Le vendeur, quant à lui, risque une amende de 1 000 dollars. Si le mineur provoque un accident du fait de son intoxication, le vendeur est également coupable et peut écoper de six à un an d’emprisonnement.

Pour son dernier cours avant les vacances de printemps, un enseignant de l’université d’État de San Diego a lâché à ses élèves : « Bonnes vacances et évitez de vous faire arrêter par la police au Mexique. » De fait, les étudiants n’hésitent pas à traverser la frontière pour aller faire la fête. Là bas, ils sont majeurs et leur pouvoir d’achat bien plus élevé. Michael, lui, n’a « jamais été à Tijuana ».

 « Il y a eu des bus spécialement pour aller faire la fête à Tijuana qui allaient du centre de San Diego au Mexique mais je ne pense pas que cela se fasse encore, analyse James Lange, c’était une pratique courante il y a une dizaine d’année. Après le 11 Septembre, il y a eu beaucoup de changements. Ce n’était plus aussi facile de traverser la frontière, il fallait avoir un passeport, ce qui n’était pas le cas avant. »

Les « frontières sanglantes » de l’intérieur du pays

James Lange

James Lange ajoute que le problème n’a pas toujours concerné les frontières extérieures : « C’était aussi un problème national, quand tous les Etats américains n’avaient encore tous adopté la majorité à 21 ans. On parlait des « frontières sanglantes » parce que les jeunes qui vivaient près d’un autre Etat où la majorité était plus basse, y allaient en voiture, y buvaient et reprenaient leur voiture pour rentrer chez eux. Il y avait beaucoup de morts sur la route. »

Aujourd’hui, les moyens pour obtenir de l’alcool sont divers et de plus en plus ingénieux. Certains utilisent le permis d’une personne majeure. « Je ne connaissais pas de majeurs à cette époque, reconnaît Michael. Et je trouve cela sommaire car il faut trouver une personne à qui l’on ressemble physiquement. » D’autant que les risques encourus pour posséder un faux permis et pour utiliser celui de quelqu’un d’autre sont les mêmes.

Julia Martinez se souvient avoir entendu que « dans certaines sororités, les filles s’habillent, se coiffent et se maquillent de manière similaire lorsqu’elles doivent faire leur photo d’identité de façon à se ressembler et pouvoir s’échanger facilement leurs vrais permis de conduire ».

(*) Le prénom a été modifié.

Taliane Elobo

@TalianeElb
21 ans
A réalisé sa licence télévision en mobilité à la San Diego State University, en Californie
Passée par France 2 Washington, TV Rennes, Le Courrier de l’Ouest à Angers et Presse-Océan à Nantes.
S’intéresse aux sujets de société. Aime sortir de sa zone de confort en voyageant. Ce qui compte, c’est de faire des découvertes.