Les interviews politiques
au défi de la relecture

Dans la presse nationale française, la relecture des interviews est
devenue pour les personnalités politiques une assurance et un moyen de maîtriser leurs propos. Pour que la communication ne prenne pas le pas sur l’information, les rédactions limitent la pratique.

Par Romain Pichon

Je veux bien vous donner une interview. Par contre, je veux relire. » La demande de relecture des entretiens par les politiques est habituelle. Un donnant donnant qui semble accepté par les journalistes : « Les politiques de haut niveau, comme les membres du gouvernement, relisent toujours leurs interviews », affirme ainsi Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction des Echos. Quand le journal réalise l’interview d’un ministre, comme la majorité des journaux nationaux il envoie une première version de l’article à ses conseillers. Elle est relue et, souvent, corrigée.

Un rapport de force se met alors en place. Si le journaliste estime qu’il y a trop de modifications par rapport à ce qui a été envoyé, il s’appuie sur l’enregistrement audio de l’entretien et demande à rétablir les phrases qui ont bien été prononcées. Le travail journalistique est soumis à une négociation. « Un échange musclé où généralement ça se passe bien », commente Dominique Seux.

 

Lors de la crise de la SNCF, Matignon a largement repris et modifié les propos de la ministre Elisabeth Borne dans une interview donnée aux Echos. Le journal, du coup, a refusé de publier l’interview.
Mais en mars dernier, le quotidien économique refuse de publier l’interview de la ministre des Transports, Élisabeth Borne. Dans le contexte de la réforme sous tension de la SNCF, les services du Premier ministre ont retouché l’ensemble des propos de la ministre. « Tous les points intéressants avaient été supprimés. On s’est retrouvé avec de la langue de bois », dévoile Dominique Seux.
En effet, sur les sujets qui font l’actualité, la relecture se fait directement à Matignon ou à l’Elysée. Ainsi, l’interview de la ministre des Transports, le contexte de la grève à la SNCF entraîne plusieurs relectures et les propos d’Elisabeth Borne ne sont plus reconnaissables.

C’est loin d’être la première fois.

 

Lors de la préparation de réforme du Code du travail, une interview de Myriam El Khomri donné aux Echos a provoqué un jeu de ping pong entre Matignon et l’Elysée. Photo ALAIN JOCARD/AFP
En 2016, Myriam El Khomri, alors ministre du Travail, accorde une interview au  Echos. Lors de la relecture, les conseillers du Premier ministre, Manuel Valls, ajoutent des éléments de langage (arguments tout faits décidés pour  la communication). Notamment sur une phrase sensible. La ministre avait dit : « Je veux convaincre les parlementaires avec ce projet de loi, et je ne pars pas avec en tête l’idée de recourir au 49-3. » À la place, l’équipe de Manuel Valls écrit : « Avec le Premier ministre, nous voulons convaincre les parlementaires de l’ambition de ce projet de loi. Mais nous prendrons nos responsabilités. »
Un élément de langage qui change le sens du propos. Alors que la ministre du Travail ne voulait pas recourir au 49-3, « Matignon a gommé cette phrase pour faire planer la menace, commente Dominique Seux. L’Elysée a voulu lui aussi voir le texte. François Hollande ne voulait pas que la modification soit publiée. Il savait que ça allait mettre le feu aux poudres. »

Le magazine Society  a vécu une mésaventure similaire. Et n’a pas cédé. En novembre 2017, le président Emmanuel Macron entreprend un voyage en Afrique. Le bimensuel décide de suivre le voyage. « Sur place, le journaliste a eu l’accord pour avoir une interview du président », raconte Stéphane Régy, rédacteur en chef de Society. Finalement, par manque de temps, l’interview se déroule en France, au téléphone.

L’entretien est envoyé aux services de communication de l’Elysée, comme le journaliste s’y était engagé. « Les conseillers du président voulaient changer beaucoup de choses. On n’était pas d’accord, déclare Stéphane Régy. On a donc décidé de publier la version initiale. » La réponse ne s’est pas fait attendre. L’Elysée indiqué à Franck Annese qu’il n’aurait plus d’interview du président durant le quinquénat. C’est en tout cas ce qu’a déclaré le patron de So Press à L’Opinion.

 

Society souhaite que les retranscriptions respectent le plus possible la conversation, avec un langage le plus décontracté possible. Sans forcément changer le sens, nombreux sont les politiques qui veulent enlever les tics de langage. Stéphane Régy, lui, « veut garder ces aspérités qui font toute la force d’une interview. » Et de conclure : « A Society, c’est simple : soit on ne publie pas, soit on passe en force. »

La relecture, une trahison

La pratique de la relecture ne met pas le journalisme en valeur. Cela renforce le sentiment de connivence entre politiques et journalistes pour les lecteurs. « Je fais appel à la déontologie et à l’éthique professionnelle du journaliste, s’exclame Emmanuel Poupard. Faire relire une interview c’est trahir les gens. » Le secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ) rappelle que le journaliste exerce une profession et que le politique exerce une fonction. « Chacun son rôle. Que les politiques nous laissent faire notre boulot. Nous ne sommes pas leurs chargés de communication ! » Emmanuel Poupard va plus loin dans la critique de cet usage : « Avec la relecture, la communication menace l’information. »

Les communicants veulent contrôler la parole des politiques. Pour Patrick Eveno, président de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI), c’est dangereux. « Le journalisme et la communication s’affrontent lors de la relecture des interviews. Comme dans tous les combats, il y a un vainqueur. C’est malheureusement bien trop souvent la communication. »

 

Les politiques se servent de la tribune qui leur est offerte par la presse pour communiquer. Certains politiques veulent relire seulement pour éviter les petites erreurs factuelles. Mais la plupart modifient leurs phrases et donc le sens de leurs propos. « Le journalisme c’est un bras de fer permanent. Les journaux ne doivent pas publier les interviews trop réécrites », s’insurge Patrick Eveno. Selon lui, quand un entretien est réécrit par un politique, cela ne peut pas être présenté comme de l’information. Pour lutter contre cela, les rédactions imposent donc des limites à la pratique.

Au Monde, la charte de déontologie est claire. « Les interviews ne doivent pas être relues par les personnes interrogées ou alors dans le seul but d’éviter toute erreur factuelle. » Pendant quelque temps, le quotidien mentionnait quand l’interview était relue. « Ce texte a été relu et amendé par l’intéressé », pouvait-on lire en bas de l’entretien. Le quotidien du soir ne le fait plus. Cet exercice de transparence était mal compris. « Cela discréditait l’interview. Le lecteur se demandait si l’entretien n’avait pas été caviardé », indique Emmanuel Poupard. Pour se protéger, Le Monde a donc inscrit une règle dans sa charte : « Si la personne interrogée modifie substantiellement la teneur de ses propos, l’auteur de l’interview peut, avec la direction de la rédaction, refuser de publier l’entretien. »

De son côté, la charte éthique de Libération « accepte la relecture des interviews, pour éviter toute erreur d’interprétation ». Pauline Moullot, journaliste pour Check News, l’entité de vérification de Libé, explique que la relecture peut servir à « lever un malentendu en reformulant une expression, vérifier et corriger des points techniques, ou atténuer des propos ».

Une négociation entre journaliste et politique se met alors en place. « Chacun fait ce qu’il peut pour gagner sa bataille, précise la journaliste. Les services du ministère concerné peuvent faire exprès, par exemple, de renvoyer l’interview très tard pour que la rédaction n’ait plus le temps de modifier à nouveau derrière. » Et comme au Monde, si les modifications demandées dénaturent l’interview, « les journalistes et la direction de la rédaction peuvent refuser de publier ».

Beaucoup de journalistes se désolent du recours trop habituel des politiques à la relecture. Mais ils ne sont pas choqués par son utilisation. « Ce n’est pas aberrant qu’il y ait un droit de regard dans la mesure où l’on retravaille la parole du politique en sélectionnant une partie de ce qu’il a dit », explique Muriel Pleynet. La rédactrice en chef du service politique du Parisien prévient les politiques. Le journal permet seulement une « relecture de courtoisie » qui ne permet pas de modifier les réponses dans l’interview. La relecture semble tolérée par les journalistes dans la mesure où l’entretien publié n’est pas la retranscription exacte de la conversation. Contrairement à ce qui peut se passer en direct à la radio ou à la télévision, l’interview en presse écrite est en effet retravaillée.

Muriel Pleynet explique : quand une personnalité politique échange pendant plus d’une heure avec un journaliste, à la fin de la retranscription, ce dernier se retrouve avec beaucoup plus de signes que la place prévue pour l’entretien dans les colonnes du journal. « Si on se retrouve avec 15 000 signes alors qu’il y a la place pour 7 000, on choisit ce que l’on garde, le plus fort, le plus pertinent. En ce sens, faire relire une synthèse n’est pas scandaleux », conclut-elle.

La relecture ne choque pas non plus Dominique Seux. Le directeur délégué de la rédaction des Echos et éditorialiste de France Inter parle « d’un intérêt commun. Le politique est content d’avoir une interview dans un média puissant et vice et versa ». Dominique Seux se rappelle qu’un ancien ministre lui disait que « les journalistes ne se rendent pas compte des conséquences des phrases ». L’argument peut se retourner contre les politiques qui sont maîtres de leurs propos.

 

« Il faut utiliser cette contrainte et la retourner en notre faveur »

Mariana Grepinet, journaliste politique à Paris Match

« Dans un monde idéal, toutes les rédactions devraient mettre fin à la relecture »

Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction aux Echos

« Ce n’est pas aberrant qu’il y ait un droit de regard dans la mesure où l’on retravaille la parole du politique »

Muriel Pleynet, rédactrice en chef du service politique du Parisien

Quoi qu’il en soit, les politiques se sont emparés de la relecture. Un privilège accordé par la presse. Une assurance pour eux. « Il faut utiliser cette contrainte et la retourner en notre faveur », assure Mariana Grepinet. La journaliste politique de Paris-Match en profite, elle, pour muscler ses interviews. « Puisqu’ils relisent, j’enlève les nuances car je sais qu’ils vont le faire. Mais, j’ajoute le off, des choses que la personne a pu dire de façon un peu informelle, qui donne de la force à l’entretien. »

Selon elle, la pratique de la relecture permet aussi d’avoir moins de langue de bois dans la parole des politiques. « Ils savent qu’ils peuvent relire donc ils peuvent être plus libres, précise-t-elle. Par contre, quand les politiques veulent enlever des éléments, je dis toujours non. »

Les journalistes ne sont pas obligés d’accepter les modifications proposées par les politiques. Comme partout, il y a des bons et des mauvais clients. « Najat Vallaud Belkacem réécrit vraiment tout. C’est insupportable. Je lui ai dit que l’on ne pouvait pas modifier à ce point-là », confie la journaliste de Paris-Match. Mais la relecture n’est pas toujours demandée. Des politiques savent faire des réponses courtes, intéressantes et pertinentes.

« Dans un monde idéal, toutes les rédactions devraient mettre fin à la relecture », glisse Dominique Seux. Pour Emmanuel Poupard, ce serait même la seule solution car « les politiques ont besoin de nous pour transmettre leur message. Si toutes les rédactions disaient non à la relecture, les politiques reviendraient vers nous ».

Certaines rédactions ont déjà décidé de reprendre le pouvoir dans ce rapport avec les politiques. Les quotidiens régionaux sont en première ligne. La Voix du Nord a décidé en début d’année de mettre fin à la relecture des interviews par les politiques. Pour Emmanuel Poupard, « la décision du rédacteur en chef de La Voix du Nord, Patrick Jeankielewicz, est un modèle à suivre et un excellent rappel à la déontologie ».

Dominique Seux est, quant à lui, dubitatif : « Je pense que le rédacteur en chef de La Voix du Nord n’aura pas d’interview du Premier ministre de sitôt s’il n’y a pas de relecture. » Patrick Jeankielewicz a pourtant réalisé l’interview d’Edouard Philippe en février dernier. Comme quoi, même sans relecture, il peut y avoir interview.

« Les politiques qui imposent la relecture ne respectent pas les journalistes »

La Voix du Nord a décidé le 15 janvier 2018 de mettre fin à la relecture des interviews par les personnalités politiques. Une annonce faite  dans un éditorial par le rédacteur en chef, Patrick Jankielewicz.

 

Patrick Jankielevicz souhaite que ses lecteurs puissent lire une information libre et indépendante. Photo La Voix du Nord
Pourquoi la relecture des interviews par les politiques est si courante?

Patrick Jankielewicz. Une tolérance s’est installée. L’ancien rédacteur en chef de La Voix du Nord, Jean-Michel Bretonnier, m’expliquait que, dans la mesure où l’on compacte la parole des politiques en coupant des passages, il faut leur soumettre le résultat. Cette pratique m’a toujours paru étrange. Il n’y a aucune raison de déformer la parole de quelqu’un. Quand la parole des gens est entre guillemets, elle ne peut plus être changée.

Les politiques expliquent vouloir éviter les erreurs. Est-ce toujours légitime ?

 

P. J. Il y a vingt ans, les ministres jouaient le jeu. Ils demandaient une relecture mais ne corrigeaient presque jamais. Depuis quelques années, les hommes politiques sont entourés de communicants qui profitent de cette tolérance pour faire de la réécriture. C’est insupportable. L’année dernière, La Voix du Nord a réalisé l’interview d’un ancien ministre. Envoyé en relecture, le texte est revenu complétement caviardé avec des corrections partout, des questions coupées et d’autres ajoutées.

Peut-on dire que la pratique est parfois une dérive journalistique ?

P. J. Quand les politiques sont en condition de direct à la radio ou à la télévision, ils ne peuvent pas assister au montage. Les journalistes ne doivent pas l’accepter en presse écrite. La relecture remet aussi en cause les longues interviews où l’on parle de tout et de rien. J’en ai discuté avec Xavier Bertrand. Je lui disais qu’il fallait interviewer les politiques sur des points précis pour aller au fond des choses. Il était tout à fait d’accord.

La Voix du Nord a décidé de mettre fin à la relecture des interviews par les politiques. Pourquoi maintenant ?

P. J. La question de la relecture revenait depuis plusieurs années lors des conseils de rédaction. Je suis devenu le rédacteur en chef le 1er octobre dernier. J’ai prévenu que je mettrai rapidement fin à cette pratique de la relecture. Ça c’est fait par hasard, en début d’année. Nous avons demandé à faire une interview du président Emmanuel Macron car il venait dans la région. Nous avons eu deux refus. Puis, l’Elysée nous a proposé de faire l’interview du ministre de l’Intérieur Gérard Colomb, à condition qu’elle soit relue. C’était une belle occasion d’expliquer aux lecteurs ce qui se passe et de mettre fin à la pratique.

Votre quotidien imposait une règle avant cela ou chaque journaliste était libre ?

P. J. La question ne se posait tout simplement pas. On acceptait la relecture. C’était la pratique décidée par le rédacteur en chef. A une époque, la presse régionale a été fière d’accueillir des interviews de ministres dans ses colonnes. Les journaux se pliaient donc à leurs exigences.Mais depuis quelques années, de nouveaux communicants se sont emparés de la pratique pour réécrire les interviews. Elles deviennent aseptisées et inintéressantes.

L’ensemble de la classe politique demandait une relecture ?

P. J. Non, cette pratique est liée aux personnalités politiques de haut niveau. Les membres du gouvernement veulent que la presse fasse leur communication. Les journalistes ne sont pas là pour ça. Nous sommes les yeux et les oreilles des lecteurs qui nous achètent pour une information de qualité.

 

Quand la relecture devient réécriture, c’est toujours de la communication ?

P. J. Complètement. C’est en ce sens que j’ai fait mon éditorial le 15 janvier. Imaginez que vous écrivez et que quelqu’un est constamment derrière votre dos en train de lire chaque phrase. Ce n’est pas sain dans la relation. La relecture des interviews est une pratique bien française. J’ai été interrogé à ce sujet par des médias belges, allemands, suisses et espagnols. Ils n’en revenaient pas et me disaient que ça n’existait pas chez eux. C’est une docilité incroyable de la presse française. Ces petites habitudes et ces arrangements renforcent le sentiment de connivence entre journalistes et politiques que nous reprochent les citoyens.

Le fait d’y mettre fin, cela change-t-il le rapport entre journalistes et politiques ?

P. J. Le rapport change car les journalistes sont plus respectés. Les politiques qui imposent la relecture ne respectent pas les journalistes. Si les politiques ne sont pas contents, il existe le droit de réponse.

 

« Avoir des politiques pour avoir des politiques, ça n’a aucun intérêt »

La fin de la relecture est-elle un gain d’indépendance pour le journaliste ?

P. J. Le journalisme s’interroge sur son avenir. Une chose dont je suis sûre, les consommateurs d’informations voudront toujours une information indépendante. Et surtout pas une presse aux ordres. Quand les gens achètent le journal ou nous lisent sur le web, ils veulent du décryptage, des explications, des commentaires, de la hiérarchisation de l’information. Les politiques ont plein de moyens de communiquer avec les réseaux sociaux ou les newsletters. Il faut qu’ils acceptent que, dans une démocratie, la presse doit être libre et indépendante.

A vouloir s’affranchir de la pratique, ne coure-t-on pas le risque d’avoir moins d’interviews de politiques ?

P. J. Avoir des politiques pour avoir des politiques, ça n’a aucun intérêt. Nous avons fait moins d’interviews de ministre, c’est vrai. Mais les lecteurs ne se désabonnent pas pour autant. Nous avons plutôt reçu des encouragements et des remerciements. Les lecteurs ne sont pas dupes. Les ministres font des conférences de presse à Paris pour annoncer leurs mesures. En province, ils font le service après-vente. Ils viennent nous reparler de choses que les lecteurs connaissent déjà.

Votre journal a t-il réalisé des interviews politiques depuis le 15 janvier ?

P. J. Oui. Avec Xavier Bertrand, ça a été un peu particulier. Le rendez-vous avait été fixé avant mon éditorial du 15 janvier. Donc j’ai appelé son service de communication en disant que les règles avaient changé. Xavier Bertrand a accepté. On a réalisé l’interview sur plusieurs jours en faisant du fact-checking. Il a été un peu surpris mais il a joué le jeu. Dernièrement, on a réalisé l’interview du Premier ministre Edouard Philippe. C’est son cabinet qui a proposé l’entretien. Ce qui est marrant c’est que La Voix du Nord n’avait plus réalisé d’interview de Premier ministre depuis Edouard Balladur. Il a fallu attendre que l’on mette fin à la relecture pour que l’on se retrouve une nouvelle fois à Matignon.

La presse régionale se rebiffe

Usuelle dans la presse nationale, la relecture par les politiques est retoquée par la presse régionale. Les journalistes de la Vienne et de l’Indre-et-Loire combattent ce qu’ils jugent être une dérive du métier.

Jean-Pierre Raffarin relit ses interviews. « Dans le département de la Vienne, c’est le seul dont on accepte qu’il relise ses interviews », indique Arnault Varanne, rédacteur en chef de 7 à Poitiers. L’ancien Premier ministre semble profiter de son statut. « Derrière son côté tout gentil, il veut maîtriser toute sa communication dans la presse », explique Bruno Delion.

 

Petit-déjeuner de presse avec Jean-Pierre Raffarin. Photo Patrick Lavaud/La Nouvelle République
Le journaliste poitevin a toujours été choqué par cette pratique. Il l’a découverte lorsqu’il est arrivé à Centre Presse, en 2004. « J’ai répondu à un coup de téléphone de l’attaché de presse de Jean-Pierre Raffarin, destiné à mon rédacteur en chef, se souvient-t-il. Il m’a dit que c’était d’accord pour l’interview. Je ne comprenais pas car l’entretien avait déjà eu lieu. Devant mon désarroi, l’attaché de presse m’a expliqué qu’il avait relu l’interview et qu’il n’allait pas faire de modification. »
A l’époque, Bruno Delion s’était ému de cet échange. Lui n’a jamais fait relire un entretien à un politique. « Pourquoi on accorde un privilège aux personnalités politiques alors qu’on ne le fait pas pour le boulanger du coin, s’interroge-t-il. Si je veux lire un tract politique, je vais ailleurs que dans un journal. »

L’ancienne députée de la Vienne, Véronique Massonneau, ne fait pas dans la langue de bois. « Soyons sincères, les politiques profitent de la relecture. » Elle n’a jamais réécrit un entretien car elle « respecte la liberté de la presse ». Mais elle affirme que ce n’est pas « choquant de relire pour éviter des approximations sur des sujets pointus ».

 

Véronique Massonneau. Photo Rombemel/CC
« Leur éternel argument est de vouloir éviter les erreurs », s’agace Olivier Pouvreau, journaliste politique de La Nouvelle République à Tours. Il refuse tout le temps. « Je suis très à cheval sur ce principe-là. Je ne fais jamais relire mes interviews. J’avoue l’avoir accepté une fois pour un président de l’Assemblée nationale. Et ça ne m’avait pas plu. » pour lui, « la relecture est inacceptable pour notre métier ».

Bruno Delion partage son avis et ne comprend pas que la presse nationale accepte de se soumettre aux politiques. « Dans la mesure où un politique valide ce qui paraît dans le journal, nous devenons un organe de communication. C’est une pratique qui ne sert pas le métier ». Et cela ne donne pas un bon message aux lecteurs.

A Poitiers, le maire Alain Claeys ne demande pas à relire. « Il préfère appeler le jour de la parution pour nous engueuler », raconte Bruno Delion en riant. Le service presse du maire peut utiliser son droit de réponse pour apporter des modifications. Les deux chefs de cabinet du maire poitevin, David Karmann et Florent Bouteiller, expliquent qu’il « existe une relation de confiance entre les journalistes et la mairie de Poitiers » et qu’ils n’ont pas à intervenir dans le travail du journaliste.

Arnault Varanne préfère aussi cette relation saine. Le rédacteur en chef de 7 à Poitiers s’élève contre la pratique en général. « Dernièrement, un patron d’entreprise m’a demandé de relire mon article car il sait que dans les médias, les politiques ont le droit de le faire, se rappelle-t-il. J’ai refusé. Il m’a donc demandé pourquoi j’étais à la botte des politiques. »

 

Christophe Bouchet, maire de Tours, ne demande pas aux journalistes de la NR de relire ses interview
Car, dans l’imaginaire collectif, les journalistes servent les politiques en leur permettant de contrôler leurs paroles. Ce n’est pas écrit dans le marbre mais Arnault Varanne en a fait une règle dans sa rédaction. « La relecture est interdite. On enregistre nos interviews politiques avec un dictaphone. L’enregistrement audio est une preuve des paroles prononcées par la personnalité politique. Il n’est pas question de se plier à cette dérive du journalisme. »

A La Nouvelle République, Olivier Pouvreau sait que certains collègues dans d’autres rubriques font relire leurs papiers. Le journal l’indique alors. « Je n’ai aucune envie de lire un entretien validé par un interviewé. L’article perd toute sa puissance », confie-t-il. En tant que journaliste politique, il refuse de « tomber dans de la communication ». Le nouveau maire de Tours, Christophe Bouchet, est un ancien journaliste. Il connaît la pratique mais n’a jamais demandé à relire.

A La Nouvelle République toujours, en vingt-cinq ans de carrière, le journaliste châtelleraudais, Franck Bastard, n’a jamais accepté une seule relecture. « Une relation de confiance s’instaure. Elle est liée à la proximité car nous sommes le seul journal localement. » Le journaliste explique que, dans la mesure où un journaliste retranscrit une interview avec objectivité, « le politique n’a pas à avoir une bouée de sauvetage ».

En 2012, Pascale Moreau, vice-présidente de la Vienne, l’a appris à ses dépens. « Je me rappelle d’une polémique sur les repas sans porcs à la cantine, se rappelle celle qui est aussi maire de La Roche-Posay. Beaucoup m’ont reprochée une sortie mal placée sur la laïcité alors que ce n’était pas du tout le sens de mes propos. » Elle n’a pas de conseiller en communication. « J’aimerais bien pouvoir relire. On me dit qu’il existe le droit de réponse. C’est vrai. Mais ça n’a pas du tout la force d’un titre d’interview qui fait le buzz. » Depuis, elle est moins spontanée.

Selon Franck Bastard, les politiques n’ont pas à relire car ils sont maîtres de leur propos. « Beaucoup de citoyens pensent qu’en presse locale, il y a plus de connivence, indique-t-il. Mais nous tenons à notre liberté d’informer et à notre indépendance. » Et Olivier Pouvreau de conclure : « La presse régionale montre le droit chemin. La presse nationale devrait s’en inspirer. Il ne faut pas transiger avec l’indépendance du journalisme. »

Romain Pichon

@RomainPichon86
21 ans.
Étudiant en année spéciale journalisme à l’EPJT.
En stage cet été à Vélo Magazine (groupe L’Équipe).
Aimerait se lancer dans la presse sportive.