Photo Irina Lafitte/EPJT

Des monuments historiques aux palais des familles royales, les tissus des Soieries Jean Roze ornent les meubles de quelques unes des plus belles demeures du monde depuis le XVIIe siècle. Sa dirigeante, Antoinette Roze, douzième du nom, a voué sa vie à l’excellence.

Par Irina LAFITTE

C’est jour d’inventaire aux Soieries Jean Roze. Pesée de la soie, métrage des tissus, comptage des bobines. Depuis son bureau attenant aux ateliers, Antoinette Roze travaille au son des machines Jacquard. Celles-là même qui ont fait sa réputation dans le monde entier.

 

C’est au XVIIe siècle que son ancêtre, Jehan Baptiste Roze, fonde la maison. Profitant d’un mariage avantageux avec la fille d’un soyeux local, il lance une entreprise de tissage de soieries d’ameublement. Douze générations plus tard, c’est Antoinette, première femme à ce poste, qui est aux manettes de cette petite firme de douze salariés. Un regard résolu derrière ses lunettes à écailles rouges, les cheveux châtain coupés courts, elle est vêtue élégamment de matières soigneusement choisies. Le tout renvoie l’image d’une femme déterminée. « J’aime agir. Diriger une entreprise me correspond bien », lance-t-elle sans hésiter.

 

Née en 1959 à Tours d’une mère alsacienne et d’un père tourangeau, Antoinette est la deuxième de quatre enfants. Dès son plus jeune âge, elle vient passer ses après-midi dans l’entreprise familiale. Son premier argent de poche, elle le gagne en attachant des écheveaux. Plus tard, elle passe ses vacances à travailler dans l’atelier aux côtés des ouvrières. Une période formatrice pour celle qui poursuit en parallèle des études d’économie puis de science politique à Strasbourg. Elle est d’ailleurs la seule de la fratrie à s’intéresser autant au patrimoine familial. Un goût certain pour l’ancien cultivé lors de chantiers de fouilles archéologiques auxquels elle participe alors régulièrement. « Les vacances à la mer, c’était pas le truc de nos parents », se souvient en riant Antoinette Roze.

Une tête bien faite et un caractère bien trempé la propulsent à la tête de l’entreprise familiale à seulement 26 ans. « Mes parents ne m’ont pas forcée. J’ai juste demandé à pouvoir finir mes études avant de venir aider mon père, qui commençait à fatiguer. » Pendant trois ans, elle travaille à ses côtés et tâche d’apprendre tout ce qu’il sait. « Quand il est mort, j’ai dit aux employés : si on peut faire notre travail sans lui, c’est qu’il a réussi à nous transmettre tout ce qu’il savait. »

 

« Nous, on pense en générations. Je ne me sens pas propriétaire, juste dépositaire »

Sa mère, Françoise, l’a épaulée pendant cette transition parfois difficile. « Il lui a fallu s’imposer face aux salariés, passer d’ouvrière à patronne n’a pas dû être facile, devine-t-elle, même si, comme mon époux, elle n’est pas très bavarde sur ses sentiments. » Mais celle qui est décrite comme une battante par son entourage reprend les rênes sans toutefois oser occuper toute la place laissée par son père. Elle renomme l’entreprise Soieries Jean Roze et laisse même les adresses courriel au nom de son père. « Elle lui voue une grande admiration », reconnaît Françoise Roze. « On était très proches, on avait le même caractère », reconnaît la chef d’entreprise. En évoquant ce sujet, son frère aîné, Jean-François Roze, se souvient : « Mon père n’était jamais à la maison. Il a été “mangé” par l’entreprise. Antoinette aussi lui a donné sa vie. »

Comme son père, elle n’hésite pas à mettre la main à la pâte : « Je suis devenue assez redoutable au niveau technique », glisse-t-elle sans fausse modestie. Mais ses qualités artistiques ne sont pas en reste et elle sait faire preuve de goût. « L’entreprise fabrique plutôt qu’elle ne créé, mais on présente parfois des collections comme vitrines du savoir-faire. »

« Mélange de tradition et d’audace »

Dans son bureau, pas de photos de famille ni d’arbre généalogique. Pour tout héritage, des échantillons d’étoffe sont accrochés sur les murs gris. Damas, brocatelle, gourgouran ou canetille ont fait les belles heures de la soierie tourangelle. Antoinette Roze, elle, se désole de la tendance actuelle au contemporain en France : « Tous ces intérieurs noirs et blancs, ces sols en béton… Ce n’est même pas confortable ! »

Même si la France reste l’un de ses plus gros marchés, les clients britanniques, au premier rang desquels la famille royale, apprécient et font confiance à la griffe Jean Roze depuis parfois plusieurs générations. La Russie et les pays du Golfe figurent aussi parmi ses clients réguliers. Il reste cependant essentiel de s’ouvrir de nouveaux marchés.

Un défi qui n’entame pas la détermination de la dirigeante. Récemment, Antoinette Roze a jeté son dévolu sur les États-Unis, le pays « où tout est possible ». Depuis 2012, elle a lancé la collection Roze d’Anjou en partenariat avec la designer de textile franco-américaine Anne Corbière. Grâce à cette collaboration fructueuse, ses productions sont exposées dans une boutique à New York. « Elle mélange tradition et audace à la perfection », confie, admirative, la créatrice.

Quand elle ne travaille pas, Antoinette Roze aime se déconnecter entièrement. Pas le genre à parler travail le week-end. « Maintenant que j’ai passé un certain âge, ça devient pesant. Je n’ai plus la même résistance physique, comme une sorte de saturation. » Ainsi, tous les lundi soirs, elle se rend aux répétitions de l’ensemble vocal Erik-Satie. Depuis près de quarante ans, cette passionnée à la voix de soprano s’exerce sur un répertoire allant de la Renaissance à la musique savante du XXe siècle.

Ces voyages incessants dans le temps n’effraient pas la Tourangelle. A 58 ans, elle contemple le temps qui passe avec détachement. « Notre rapport au temps n’est pas celui des simples mortels. Nous, on pense en générations. Je ne me sens pas propriétaire, juste dépositaire. » Avec un tel credo, on comprend comment Antoinette Roze a su garder les pieds sur terre et assurer la survie de son entreprise.

 

Dans les archives des Soiries Jean Roze, des échantillons pour un musée ?
Photo Soieries Jean Roze
Même si, là aussi, les temps sont durs : « Sur le marché mondial, on se heurte à une concurrence phénoménale dans le textile », avoue-t-elle dépitée. Elle désespère des élus sourds à ses alertes. « Ils ont l’impression qu’on est comme un château, dans le paysage ad vitam æternam. Or, mon concurrent Le Manach a fermé en 2009. Nous pouvons nous aussi disparaître. »

Disparaître sans avoir pu transmettre son savoir est la hantise de cette passionnée. Alors elle se démène pour faire reconnaître le patrimoine qu’incarne son entreprise. Elle préside l’association Tours, cité de la soie, grâce à laquelle elle constitue patiemment, au fil des ventes aux enchères, une collection d’étoffes rares issues de soieries, de préférence tourangelles. Son but : constituer une collection en vue de voir un jour un musée vivant de la soie ouvrir ses portes à Tours.

Parfois son optimisme laisse la place à un fatalisme amer : « Si on disparaît, les gens auront ce qu’ils méritent, assène-t-elle, je n’ai plus la force de lutter contre ça. »

Une succession incertaine

Sa volonté de transmission pourrait bien se heurter à une autre difficulté, celle de sa propre succession. Célibataire et sans enfants, Antoinette Roze n’a pas d’héritier assuré. La sujet se révèle épineux. D’ailleurs, elle le balaie d’un revers de main : « C’est une question qu’on posait souvent à mon père et qu’on me pose souvent. Ça m’énerve. C’est mon problème, pas celui des autres. » Le chiffre treize sera-t-il fatal aux Roze ? Ce qui est sûr, c’est qu’aucun candidat de la famille ne s’est déclaré, ce qui ouvre la voie à un successeur extérieur. Mais comment le trouver quand l’entreprise ne dégage presque plus de bénéfice depuis des années ?

Jean-François Roze ne cache pas son pessimisme : « Je souhaite que la maison soit rachetée, c’est ce qu’il peut lui arriver de mieux. On ne peut pas engager la vie d’une famille sur cette entreprise. » Consciente de l’enjeu, sa sœur cadette prévient : « Aujourd’hui, on ne peut pas se permettre de se tromper. » Elle se donne sept ans pour faire son choix et former son successeur. Peut-être une femme aussi. Là encore, elle se remémore son père qui « croyait beaucoup dans la qualité du travail des femmes ». Une chose est sûre, les compétences primeront.

Mais après plus de trente ans à la tête des Soieries, difficile pour Antoinette Roze d’imaginer sa vie sans. « J’aimerais avoir plus de temps pour moi, pour voyager et apprendre des langues, soupire-t-elle, avant de se reprendre : Mais je m’occuperai d’abord des archives de l’entreprise, la transmission doit être faite. » Une chose est sûre, une page de l’histoire tourangelle se tournera à la succession d’Antoinette Roze.

Video Centre Val de Loire TV

Irina Laffite

@IraLafitte
28 ans.
Fétichiste du papier. J’aime l’économie, le métal et l’équitation.
Passée par Sud Ouest et Grand Prix. Cette ancienne étudiante en Année spéciale effectue son année de licence au Canada.